La Maison d’Art Bernard Anthonioz présente, autour du film de Jumana Manna, « Wild Relatives », les créations d’Ali Cherri, Oscar Murillo et Steffani Jemison, réunies par Osei Bonsu dans L’économie du vivant, dixième édition de la programmation Satellite du Jeu de Paume.
Le cheminement en dialogue réinventé entre les quatre artistes s’ouvre sur Somniculus, une installation d’Ali Cherri. Il y est question de l’invisible et de l’incommuniqué des objets constitutifs de l’élaboration historique des disciplines scientifiques. Un caisson lumineux introduit la vidéo, tournée la nuit dans les espaces de musées parisiens, le Muséum national d’histoire naturelle, le Musée du Quai Branly, le Musée de la Chasse et de la Nature, le Musée du Louvre et le Musée de l’Homme.
Sur la photographie, l’artiste y est représenté endormi, allongé sur un banc, au-dessus de lui, l’écorché de la Galerie d’Anatomie comparée semble avancer en chef et guide triomphateur à la tête du bataillon des squelettes types du Muséum ; la vidéo, aux sonorités de la musique de Mikaël Barre et de Scrambled Eggs et de l’écho des pas de l’artiste qui se répercute de salle en escalier, entraîne le spectateur dans une déambulation et un balayage lent des vitrines plongées dans l’obscurité. Le faisceau de la lampe torche de l’artiste pénètre leur transparence, s’y réfléchit, s’immobilise sur les yeux et la bouche de masques anthropomorphes et de statuettes magiques ; il se fixe sur un masque royal d’éléphant, allume la profondeur de l’œil d’un ours et s’y déplace comme une vision à contre champ, il trouble la procession immobile de sarcophages égyptiens, détaille les bustes d’une suite phrénologique. L’artiste s’assoit sur la chaise d’un gardien et s’endort d’un « sommeil léger », une « porosité entre la quiétude et l’inquiétude, l’individuel et le collectif, le privé et le public, la clarté et l’obscur […] une revendication de sensibilité ou de réceptivité à des sensations internes et externes qui, pour un bref moment, échappent à l’omniprésence du moment. »
Dans cet état au monde, cette manière singulière d’être attentif aux sons, de sentir et de voir les yeux fermés sans s’extraire de ce qui l’entoure, Ali Cherri s’attache aux objets, les sonde à l’écoute de leur silence muséal, de ce qu’ils pourraient raconter, argumenter ou revendiquer, ainsi séparés de leurs origines par les fouilles archéologiques, déplacés des lieux où ils faisaient sens, mis sur le marché, préservés, protégés et pris en otage dans des vitrines étrangères.
Par le geste métaphorique de se couvrir le visage de bandelettes et d’y ouvrir une fente devant chaque orbite, l’artiste témoigne de la perte, de la violence de la représentation et des configurations installant les objets en modèles historiographiques, en représentants de récits identitaires et culturels aux cohérences politiques et scientifiques qui leur sont étrangères. Il se fait attentif aux silences et aux lectures qui leur sont imposés, à leur mutilation, à leurs possibilités de s’échapper et de résister aux institutions qui les conservent, aux discours qui les façonnent. Le sommeil léger de l’artiste attise les frontières floues entre le mouvement, ce qui s’anime, et l’inerte, ce que l’archéologie et le contexte muséal ont figé pour un temps, instruit le spectateur, bousculé dans son régime d’historicité, dans une attente inachevée, consciente des chocs, des ruptures et des violences passées et présentes.
Dans la salle suivante, au son du violon de Mazz Swift et de la contrebasse de Brandon Lopez, la pasteure Susan Webb, du Mime Ministry of Harlem, prépare son intervention. Au mur clair de la loge, un exergue aux mots dispersés, « Live, Love, Laugh, every day, beyond words ». Silencieusement, dans la loge, puis dans le temple, vêtue de la toge noire de choriste, d’une chasuble claire et de gants blancs, le visage peint en blanc, elle répète les figures, les gestes et les expressions d’une pantomime. Pause, immobilité, conversation, rires, du dialogue animé de mimiques volubiles et de paroles muettes, le spectateur ne perçoit que sa propre interprétation du mouvement, du jeu des yeux et des lèvres. La rythmique des cordes perturbe l’ordre narratif, affronte le spectateur de la vidéo à la question de ce que comprendre veut dire, de comment savoir ce que, hors de la cérémonie, nous embrassons du sens, de ce qu’en sont les limites.
Tournée en noir et blanc, dans les églises de Harlem et de l’East New York, la chorégraphie du gospel mime, silencieuse, extatique, fluide et rigoureuse, se déplie en approfondissement de significations inachevables où mots et gestes restent en suspens ; elle se déploie en pratique spirituelle, dans une tension entre répétition et ministère, où le corps, médiateur et mystère, concilie la capacité à émouvoir, les traditions et les inventions, celles de l’histoire des danses d’Afrique de l’Ouest et de la communauté noire américaine, du mime Marceau, du physical theatre.
Le titre de la vidéo, Sensus Plenior, sans nécessairement s’attacher aux disputes sur les interprétations de la Bible et l’accomplissement des prophéties, s’inscrit dans une herméneutique des temporalités empreinte de liberté, d’improvisation, où l’imprévisibilité de la médiation corporelle, entre distance et intimité, entre individualité et collectivité, ouvre l’interprétation en même temps qu’elle réfléchit un dialogue d’altérité sur l’imaginaire politique du militantisme noir américain entre passé, présent et avenir.
Sous le regard d’un groupe d’effigies, assises sur des gradins, dos au mur, citoyen, travailleur ou révolutionnaire, les Human Resources, Oscar Murillo expérimente la résonnance en boucle d’une vidéo et d’une installation sur plusieurs moniteurs, aux temps et aux rythmes décalés. The Mercantile Novel, attachée au passé colombien de l’artiste, documente la restitution à New York de la chaine de l’usine de confiserie de Colombina à La Paila en Colombie. Pendant deux mois, treize ouvriers de l’atelier, des membres de la famille de l’artiste , d’anciens camarades de classe, visitent Bogotá où ils obtiennent leur visa de travail pour les États-Unis, découvrent New York et fabriquent, dans l’espace de la galerie David Zwirner, les chocmelos (pâte de guimauve entourée de chocolat). Au rythme lent de la chaine sur laquelle défilent les confiseries font écho le son et l’image (Untitled) de l’improvisation d’un groupe de musiciens bédouins d’Afrique du Nord qui répètent inlassablement le même mouvement.
Les structures en résonance, Estructuras resonantes, mêlent les points de vue, biographie de l’artiste, liée à l’idée d’émigration, altérité et dynamisme des cultures, art comme thérapie socio-politique, insatisfaction et combats au quotidien : « La economia de las cosas vivientes del modernismo al tercemundismo ! » comme l’écrivait Oscar Murillo il y a quelques mois sur le mur de la galerie Satellite du Jeu de Paume, en exergue à une installation sonore où se mélangeait une multiplicité de langues.
À l’étage, Wild Relatives de Jumana Manna, filmé du point de vue de la semence et des qualités vivrières de la terre qui la porte, enchaine les séquences sur le quotidien de réfugiés syriens, sur les pratiques d’écologie modeste et les transferts de savoir, sur les méthodes d’évaluation et de collection des semences, sur l’utilisation par la Réserve mondiale d’une mine de charbon fermée pour l’archivage des semences. L’artiste y interroge, avec sensibilité et quelque ironie, les idées et les pratiques politiques et économiques, fussent-elles humanitaires, d’une histoire postcoloniale incapable de penser l’altérité et les processus de dépendance qu’elle engendre. À l’encontre de l’épistémologie d’un monde globalisé, elle appelle une divergence salutaire.
Après avoir sollicité le retour d’une partie des semences conservées dans la Réserve mondiale de Longyearbyen (archipel norvégien du Svalbard), l’ICARDA (Centre international de recherche agricole dans les zones arides, fondé en Syrie en 1977) ouvre, en 2016, une banque de semences à Terbol, dans la plaine libanaise de la Bekaa : « Les graines sont comme l’amour : planter des cœurs éteindra le feu de la guerre. » D’emblée, des images du travail de la terre, effectué en partie par de jeunes syriennes, jaillissent le questionnement géopolitique complexe et les paradoxes des pouvoir et des savoirs . Quel est l’impact politique, économique, culturel, cultural et biologique de la reconstitution au Liban de la collection détruite de semences du Centre ICARDA de Tel Hadya au sud d’Alep, à court terme comme à long terme ? Comment les recherches taxonomiques sur les espèces cultivées, l’amélioration des variétés au nom de la sécurité alimentaire, de la réduction de la pauvreté, des réponses aux défis climatiques, comment la Révolution verte, ont-elles influé, et continuent-elles de le faire, sur la biodiversité, les systèmes et les réseaux de préservation et de dépendance des espaces agricoles et vivriers à l’échelle mondiale ? En quoi la responsabilité scientifique, éthique, juridique, économique et politique des banques de semences, et de façon plus large des interventions humanitaires, est-elle engagée dans les processus de dissémination et de disparition des variétés traditionnelles ou locales, d’appropriation et de privatisation du matériau génétique, de l’accommodement aux inégalités historiques et structurelles ?
Du regroupement de ces récits de subjectivités entre mémoire, de cette cartographie des vies invisibles, de cette autopsie de l’histoire en récits individuels, mis en fiction en chapitres d’exposition qui se croisent et se décroisent dans l’expérience sensorielle du visiteur, se dessinent l’appel à penser ensemble la complexité des mobilités et des temporalités, l’économie de la vitesse et celle des choses qui exigent du temps, l’invitation à un déplacement vers le consentement au doute et l’ouverture à l’altérité et à l’étrangeté.