L’écran du regard ou la peinture en station critique

Peindre ce n’est plus seulement peindre, mais peut-être aussi s’obliger à interroger par la peinture les conditions de possibilité et les limites de l’art de peindre contemporain. En ce sens, de Martin Kasper, peintre allemand né en 1962 à Fribourg, on pourra dire qu’il est un peintre doté d’esprit critique, au sens donné à ce mot par les Lumières allemandes. Car si son art est bien celui du peintre sachant jouer sur le cadre de la toile tendue des figures, des volumes, des lignes et des couleurs pour produire l’illusion d’une représentation visuelle du monde, parfois presque hyper-réaliste, il interroge tout autant les possibilités figuratives pour le sujet humain de l’image peinte à un âge que je dirai être, en m’inspirant de sa peinture, celui de l’écran dominant. De sorte que la peinture devient chez lui une sorte de peinture-écran ou l’effet de l’écran sur le travail de la peinture – une peinture de l’écran comme surface projective. On retire de son travail l’impression qu’au tableau peint, témoignant d’une présence subjective au monde vécu, immobile, s’est substitué comme norme de la réalité l’écran projecteur, dynamique, vecteur d’absence et de vide pour le sujet post-moderne du nouveau monde intégralement enregistré

Et si la photographie a pu modifier dès le dix-neuvième siècle le regard et le travail des peintres, puis le cinéma au vingtième, cette fois c’est une nouvelle configuration due à l’omniprésence de l’écran englobant et lisse, des écrans-surfaces, qui s’impose apparemment à nous dès que l’on veut encore peindre quelque chose, suggère M.Kasper. Ecrans de cinéma, de télévision, d’ordinateur, mais aussi surfaces artificielles transparentes et réfléchissantes des bâtiments, sont autant de nouveaux vecteurs générateurs d’images et de notre rapport à elles. Dans la perception commune actuelle, l’écran semble être devenu la structure-support dominante de toute représentation, sous forme de projections dynamiques, tout aussi immobiles que fluides, animées par des flux de signaux physiques. L’image, elle, est peu à peu devenue au vingtième siècle, du fait du cinéma, une forme-mouvement parcellée d’intensités, de traces cinétiques, abstraites et concrètes, comme a su si bien le montrer le philosophe G.Deleuze. Or son double caractère d’image hyper-réelle et irréelle, matérielle et fictive, a rendu en elle relativement indistinctes la synthèse du virtuel et la perception naturelle. Ce phénomène est accentué maintenant à la fois par la télévision et par les images de synthèse des ordinateurs.

De ce fait, une peinture d’aujourd’hui, si elle est maintenue comme peinture, tendrait à devenir l’analyseur et le catalyseur des effets d’optique de ce nouveau médium de la représentation visuelle, l’écran-surface, sur le sujet humain. Elle serait l’analyseur de l’expérience résiduelle d’un sujet humain qui serait, malgré tout, encore au centre de son regard sur le monde, peintre d’une image immobile, mais situé cette fois au bord d’une illusion prégnante quant à la réalité due à la surface des écrans.

A cette fin, le tableau peint chez Martin Kasper se déploie comme une fabrication méthodique qui donne lieu à l’illusion d’une image de nature presque réaliste, le plan perspectif est conservé, et presque photographique, l’apparence donnée est celle d’une reproduction naturelle. Presque, dans les deux cas, car l’image n’est pas chez lui un simple réalisme. Elle est produite par une investigation délibérée à partir du cadre pensé de l’image-écran, ici naturellement figée, des limites de la constructibilité formelle du tableau. Sont à la fois interrogées et utilisées les valeurs de perspective, de champ visuel, de profondeur et de surface, de volume et de limite, d’exactitude et d’illusion, de réflexivité et d’opacité, de ligne et de couleur, d’image et de reflet, de dynamique et de statique. Elles sont travaillées par le peintre comme des valeurs, non point comme des données.

Quant à cet objet-cadre qu’est l’écran, il a ici la valeur a priori d’une surface vide, à la fois support et objet, condition et matière de la peinture. Une telle surface est alors plus ou moins identifiable à la toile peinte, toile sur laquelle se projettent, non pas des images, mais le regard lui-même et ses modalités picturales, ou les différents plans d’analyse de l’image dans le regard du peintre. L’écran est donc ici à la fois le cadre et l’objet, le dedans et le dehors, ce qui est peint et ce sur quoi l’on peint. Cette toile-écran, parsemée de lignes de fuite, fonctionne ainsi comme un encadrement, une enclosion double, du dedans par le dehors et inversement, au sein de laquelle se déploie un effet de vide. Très paradoxalement, la surface peinte et ce qu’elle représente, locaux, scènes de la vie, apparaissent comme vitrés, voire vitrifiés d’être situés dans un écran insuffisamment panoramique. Curieusement, on éprouve alors devant les tableaux le sentiment d’une absence de dehors et, bien qu’il y ait dans les scènes peintes représentation de fenêtres et de lucarnes, d’arrière-plans, des perspectives et des lignes de fuite, on ressent également l’impression d’une absence d’horizon, d’une clôture. La perspective est chez M. Kasper une perspective sans horizon, une surface visuelle sans aucun dehors, sans arrière-monde. On hésitera ici à parler soit d’une ouverture close, le tableau d’une perspective sans horizon, ou bien à faire état d’une clôture ouverte sur la résistance de ses limites, le tableau d’une investigation des possibles quand il n’y a plus que de la surface, de l’absence et pas de retrait.

Chez Martin Kasper, le réel représenté apparaît paradoxalement comme à la fois impénétrable, une surface-miroir lisse, peut-être de nature télévisuelle, et tout autant comme transparent, absorbant, par l’effet d’une profondeur donnée au regard de nature quasi translucide. Le regard est ainsi soit une traversée des surfaces et de leur éventuel miroitement, il serait en ce cas un regard externe tenu à distance par les choses, ou bien au contraire un dispositif visuel qui détiendrait le corps du regard et le réel environnant dans l’image visualisée, au sein même de celle-ci. Une telle opposition n’est d’ailleurs pas exclusive. En ce sens, le regard serait à la fois sans représentation possible d’un dehors, sans dehors donc, et tout autant au-dedans d’un dehors, donc sans possibilité d’un dedans.

La plupart des tableaux de Martin Kasper semblent thématiques et paraissent être des reproductions de lieux emblématiques du monde contemporain : stalles du zoo de Berlin, salle du tribunal international de La Haye, intérieurs de bâtiments architecturaux, couloirs du métro, halls d’immeubles, salle de réception avec écran de télévision. Le motif représenté est ici réduit à son cadre, au local ou au décor dans lequel quelque chose a lieu, il est vide de personnages. Les lieux et les locaux représentés ont une existence en soi en l’absence des vivants. Ainsi, trois grandes toiles représentent le zoo de Berlin, on y voit des stalles d’animaux mais vides de leurs occupants. Les quadrupèdes, les fauves et les singes en sont absents, bien qu’on puisse deviner par la structure des équipements à quel type d’animal chacune correspond. L’architecture des lieux, leurs volumes, les structures qui les organisent sont le véritable motif des tableaux. La remarquable représentation du tribunal de La Haye, de grande taille, relève d’une même disposition. C’est la salle étrangement vide qui est peinte, une salle peuplée d’écrans d’ordinateurs, baignée d’un imposant bleu nocturne, solennelle et déserte. Les protagonistes du procès de l’ex-président yougoslave Milosevic sont peints par ailleurs sur des toiles qui les représentent individuellement à partir d’images télévisuelles. Les lieux, les locaux, les pièces sont donc toujours peints dissociés, détachés de leurs occupants. C’est un cadre vide de vivants qui détermine le tableau et permet d’en construire le motif, une peinture de lieux pour ainsi dire sans sujet. En un tel cadre domine la logique expressive et froide des lignes, formes, volumes, couleurs. Et si les tableaux sont de nature figurative, c’est la puissance formelle de l’abstraction qui les constitue et fait exister les choses qu’ils représentent. Ces images, habitées de lignes et de couleurs, sont ainsi autant de figures, de plans et de volumes abstraits indépendants qui jouent les uns avec les autres.

La loi de la composition est donnée par la projection des lignes et des volumes selon un ordre géométrique plus ou moins stéréotypé dans lequel se dessinent les objets, par le rayonnement parfois cinétique des couleurs, par la superposition des plans. De sorte que les images représentées sont à la fois des figures vides et des lieux pleins. Elles sont concaves et profondes, convexes et de surface, sans qu’on puisse vraiment toujours en décider. Très souvent le dynamisme des lignes contraste avec l’homogénéité placide de volumes-plans qui arrêtent le regard. Une telle homogénéité vient poser et engendrer au sein des tableaux des complexités de plans et de surfaces peintes parfois réfléchissantes, parfois opaques ou transparentes. L’image globale est elle-même alors en son sein parsemée d’images et de reflets d’images, cela au moyen d’effets internes au tableau de réflexivité par des surfaces, souvent représentées comme de nature vitrée. Il y a alors existence de tableaux dans le tableau, grâce à ces effets de discontinuité et de découpe du regard qui introduisent à une mise en abyme qui serait la loi de la profondeur. La surface théorique de reflet qu’est le tableau, vient à son tour représenter quelque surface réfléchissante qui existe en son sein, laissant transparaître à son tour elle aussi une image et son reflet. Ce type de constructions qu’on dira métonymiques, implique des effets d’emboîtement et de réversibilité qu’un mathématicien qualifierait de topologiques.

En voyant ce travail, on ne pourra s’empêcher de penser à ce type d’abstraction figurative, un peu ironique, dont l’inspirateur aura été lointainement le peintre De Chirico, car, chez Kasper, la figuration des choses se retourne en abstraction et inversement, de manière presque onirique. Puis une référence au Bauhaus s’impose à l’esprit, à la logique abstraite des formes et des couleurs du constructivisme des années trente. On pensera également à Edward Hopper, mais les lieux sont ici inhabités et se refusent à toute référence, même minimale, à un réalisme teinté de classicisme.