Ce que peut vraiment incarner l’art contemporain dans ses péripéties technologiques les plus récentes à l’écoute des échos et rumeurs du monde, telle se présente pour le plus grand public en accès gratuit au Grand Palais la remarquable exposition « Dans la nuit, des images » qui célèbre les dix ans d’activité du Studio National des Arts du Contemporain du Fresnoy.
D’Alain Fleischer, son fondateur, on peut aimer ou détester les œuvres purement littéraires, goncourables depuis les trois dernières compétitions, ou préférer les écrits plus radicaux comme le génial bégaiement éthique et scriptuaire de « Là pour çà » (éditions Léo Scheer). On peut adorer ou honnir les dispositifs photographiques, du type Happy Days et autres tableaux vivants d’une mémoire palimpseste du corps désirant. Idem pour les installations simplissimes et si efficaces du portrait projeté sur les pales d’un ventilateur d’« Autant en emporte le vent » au baroque « Voyage du brise-glace ».
Dix ans après il est difficile de nier la réussite du Fresnoy, structure de post-diplôme qui, avec une équipe de permanents réduite, a pris sa place au sommet du dispositif des écoles d’art. Parmi eux il faut citer Pascale Pronier, responsable des expositions, Christian Prigent et Eric Papon pour l’organisation et le suivi du cursus scolaire et la présence dans l’ombre mais auprès des étudiants d’une grande professionnelle Madeleine Van Doren. Tous les autres intervenants, prestigieux parce qu’au cœur vif de leur projet de création, sont occasionnels, leurs œuvres sont ici réunies à côté de celles des étudiants venus du monde entier et qui ont constitué les dix promotions de vingt cinq élus. Ce principe de mélange des réalisations des enseignants et des jeunes artistes a déjà présidé aux dix expositions annuelles intitulées « Panorama », catalogues à disposition pour une bibliothèque de référence.
Comme il est heureux de découvrir ici une vidéo inédite de Chis Marker sur la dernière « Eclipse », clin d’œil au titre générique de la manifestation, à côté d’une traduction en langage des sourds d’un opéra par Christian Marclay. On retrouve la structure inéluctable de la célèbre performance chimico-physique « Der Lauf der Dinge » de Fischli et Weiss dialoguant avec la mini catastrophe domestique de Michael Snow dans « Breakfast » et avec une fable écologique « Coagulate » d’une froideur exemplaire du très talentueux Mihai Grecu ou encore avec la fable chorégraphiée du « Naufrage » de Clorinde Durand, une des révélations de cette édition.
L’intelligente scénographie joue de la taille des écrans et de leur situation dans l’espace du Grand Palais pour donner à chaque déplacement du visiteur des perspectives nouvelles de rapport d’espace ou de corps. S’y ajoutent les propositions pour multi écrans comme l’espèce de flipper domestique interactif de Sven Pahlsson ou dans un genre plus engagé le travail de refonte des racines dans « les Corps traversés El Djazair » de Mehdi Meddaci sur l’Algérie.
Beaucoup des artistes de cette génération ont au politique un autre rapport que ceux des générations précédentes, on pourrait en lire l’oracle dans une phrase du « Journal » de Franz Kafka : « Ce matin j’ai assisté à la destruction du monde en spectateur attentif, et puis je me suis remis au travail ».
L’illustration de cette attitude se trouve portée à son plus haut point dans le Uomoduomo de Anri Sala qui apparaît comme une fable sur la comédie humaine et son drame du vieillissement. Certes une expression plus directement politique comme celle de Zhenchen Liu sur les quartiers détruits et la pauvreté en Chine même si elle apparaît d’une efficacité trop évidente ne loupe pas sa cible, les officiels chinois qui ont visité l’expo ne s’y sont pas trompés quand ils ont contesté la présence de la pièce dans l’exposition. Elle passe aussi par une interrogation des moyens technologiques comme l’impossible « Hotel » de Benjamin Muel inspiré des jeux de guerre vidéo. Elle peut aussi utiliser dans une interrogation sur les fonctions de l’urbain les détours de la topographie comme dans les installation de Yann Leguay et Urban Mobs qui interroge la télésurveillance satellitaire avec humour.
Un autre aspect de la dimension politique de cette proposition est de jouer d’une interactivité ludique pour dédramatiser la création contemporaine, on retrouve avec bonheur « les vagues » de Thierry Kunzel, et nombreux sont les visiteurs qui posent devant le « Data–Tron » de Ryoji Ikeda, et surtout il est réjouissant de voir nombre d’enfants jouer avec les inquiétantes silhouettes fantomales de Beckett dans « Arena Quad ». On peut aussi interroger sa propre identité avec le scan de nos empreintes digitales que le très subtil Grégory Chatonsky fait évoluer dans son installation interactive « I just don’t know what to do with myself ».
Un autre domaine d’interrelation très exploré est celui de la danse, qu’elle interroge les limites sociales du pogo punk libéré de son prétexte musical par Fabien Giraud, qu’elle suive les formes de « 21 études à danser » de Thierry de Mey, qu’elle rejoue sur le non lieu d’un croisement d’autoroute une chorégraphie canadienne historique de 1948 dans « Dédale » de Mario Côté. Elle peut renouer avec le caractère maintenant historique du « Global groove » de Nam Jun Paik ou prendre aussi l’aspect minimaliste de « L’ange aux traits tirés », les corps déférents de deux danseuses y jouent avec subtilité leurs différences.
On peut encore se rendre au Grand Palais pour retrouver d’autres pièces historiques comme les vidéo des cellules d’Absalon, le « Broadway by light » de William Klein, les figures clonées de Catherine Ikam et Louis Fléri, ou les jeux savants et cultivés d’aquarelle de Sarkis, retrouver sur grand écran les miniatures « Vidéo 50 » de Bob Wilson et profiter d’une des dernières pièces toujours aussi sublime de Bill Viola « Three women ».
La nuit des images est surtout le lieu de l’empire des écrans, nous avons encore à gérer la question des interférences sonores, les organisateurs ont commencé à en approcher les solutions techniques, une telle exposition cependant reste une alternative au zapping et aux flux télévisuels incontrôlés, elle suppose un spectateur actif et attentif. Le dvd co-produit par Orange et le Fresnoy permet de revoir ces 72 œuvres dans une approche encore plus confortable, pour en constater la portée esthétique et créative.