Répondre à notre faim d’images en nous donnant à voir des objets imagés désirable et délicieux, tel est peut-être le propos secret de Philippe Soussan. Mais c’est aussi et surtout une tentative de nous faire saisir avec une précision d’orfèvre certains des enjeux de notre relation aux images.
Surface, cadre et boîte
Habitués que nous sommes à vivre avec des images, à voir des objets devenir des surfaces, à considérer comme faisant partie de la vie matérielle et objective, ces à-plats parfois immenses s’étalant aussi bien sur les pages des magazines que sur les murs des immeubles, nous avons fini par occulter un aspect au demeurant méconnu des images. La bidimensionnalité semble bien constituer le monde originaire des images dans notre psychisme et en tout cas un univers antérieur à celui que nous révèle l’apprentissage du monde ordonné autour des trois dimensions de l’espace.
L’œuvre de Philippe Soussan est tout entière portée par une interrogation inlassable sur les tensions qui servent de vecteur de communication entre les images précognitives qui hantent nos esprits, la réalité visible peuplées d’objets qui y sont parfois comme des fantômes et les images matérielles qui hantent, elles, la réalité, de leur surfaces inaccessibles cernées par des cadres. Ces cadres découpent l’espace, qu’il soit ciel ou mur, de leurs lignes tranchantes qui segmentent le regard et les images proprement dites remplissent ce trou d’une douleur qui se fait sage.
C’est pour faire face au trouble qui finit par sourdre de la mise en abîme à laquelle il se livre depuis plusieurs années qu’il a choisi de faire tenir ses nouvelles œuvres dans des cadres qui ressemblent à des boîtes, protégeant notre regard de ces formes qui sinon jailliraient de la surface de l’image pour devenir absolument réelles.
Histoire de pommes
Il y a quelques années Philippe Soussan s’est mis à transformer des photographies absolument réalistes, en général de fruits et de légumes, tirées sur du papier blanc assez fin en des sortes de sculptures ou d’objets tridimensionnels. En effet, il faisait correspondre l’image de l’objet et l’objet en moulant la feuille comportant la représentation sur l’objet même, donnant ainsi naissance à une sorte de volume qui n’en était pas tout à fait un. D’une certaine manière, même s’il travaillait apparemment sur le mouvement de retour de la seconde à la troisième dimension d’un objet réel et donc tridimensionnel, il plongeait dans un mystère plus grand, proche de celui des fractales. En effet, un objet fractal hésite le plus souvent entre deux dimensions et ces images en volume nous faisaient plus sentir cette tension entre surface et volume qu’elles n’affirmaient la consistance de l’une ou de l’autre.
De plus les plis du papier renforcent cette impression qui devient au sens strict perception effective d’une tension habituellement invisible.
Face à ces « choses » qui ne sont ni des images, ni des objets et pourtant des œuvres, c’est aussi l’idée d’un processus qui émerge, celui-là même par lequel les images ne cessent de s’engendrer en nous. La photographie, depuis son invention, est confrontée à ce mystère qui lui est inhérent, à savoir qu’elle rend visibles les choses connues de nous en les faisant changer de dimension. En nous efforçant de les reconnaître, nous « oublions » ce processus magique et fermons la porte à l’inquiétante étrangeté qu’il devrait faire naître en nous. C’est à actualiser ce processus « magique » à l’objectiver pour le rendre communicable que se voue Philippe Soussan depuis quelques années.
C’est pourquoi il est impossible aussi de ne pas esquisser un sourire devant ces pommes ou ces concombres à la fois nets et plissés. En effet, la distance introduite par ce double geste entre image et objet, fait jaillir la source de l’ironie et fait passer sur le regard le sillage d’un sourire amusé.
Voir l’oubli
Conscient du processus d’occultation multipolaire fonctionnant au cœur de la photographie, Philippe Soussan le prend en charge à travers un questionnement sur le contexte. Après avoir accroché ou disposé ses fruits et légumes volumiques en papier froissé, il décide de les rephotographier en incluant dans l’image le contexte, comme un fragment du mur de l’atelier, ou l’espace de la galerie par exemple.
Il poursuit cette exploration en posant sur les vitres de son appartement des morceaux de peau de fruits et de légumes qui ainsi suspendus au milieu de nulle part révèlent à celui qui les voit qu’il y a une image derrière l’image. Ce sont en général les immeubles, nécessairement flous mais reconnaissables qui émergent, masses grises et moles, derrière les signes sans signification que forment sur la vitre les bouts de peau. Sur d’autres images, des détails se détachent d’un fond et captant l’attention la détourne des signes posés sur la vitre et déroutant ainsi notre perception d’une autre façon.
Qu’est ici la vitre ? Rien d’autre que la doublure de l’objectif de l’appareil ou du corps vitreux de l’œil. Que sont ces morceaux de peaux collés sur une vitre ? Rien d’autre que des projections possibles, des traductions communicables de la part oubliée de l’image dans toute image, l’image mentale qui la précède l’accompagne et la prolonge inévitablement. Le visible croit-on nous précède. Ce qu’aurait dû nous faire percevoir et vivre la photographie depuis ses débuts, l’expérience intime et dangereuse à laquelle elle nous conduit si l’on accepte de ne pas avoir peur, c’est de reconnaître que le visible et donc la réalité sont toujours seconds, qu’il y a toujours en nous une infinité d’images formant un continuum dans lequel la perception vient se loger, d’images floues, incertaines, nées à l’intérieur de nos têtes ou restées non perçues durant notre exploration du monde.
Boucle de rétroaction
La force du travail de Philippe Soussan tient en ce qu’il retourne « contre » les objets le processus technique et mental qui les transforme en images. Pour le rendre perceptible à la fois au regard et à la conscience, il passe par ces étapes qui sont chacune comme le décryptage d’une strate d’oubli auquel nous contraignent les images et les choses lorsque nous les regardons. Ainsi, face à un disque vinyle devenu image encadrée ou face à une ampoule éteinte que l’on regarde enfin parce qu’elle ne nous éclaire pas, c’est ce regard oublieux que nous portons en général sur les choses banales de nos vies qui nous revient comme un boomerang.
En rassemblant ici ces diverses étapes, il met à nu les mécanismes secrets de notre conscience. Ainsi, sans qu’il y ait besoin de nous représenter sur l’image, sans recourir en rien donc à une quelconque forme de narcissisme, nous nous voyons en train de voir et nous découvrons que ce que nous nommons images sont de véritables boucles de rétroaction. En effet, aucune image n’est en soi un tout mais un moment d’un processus complexe. Une fois révélé, ce processus nous renvoie à nous-mêmes comme à des aveugles qui croient voir et des ignorants qui savent enfin qu’ils ignorent, même s’ils ne savent pas quoi.
Philippe Soussan s’attache à la célébration d’une esthétique qui révèle l’image comme étant un processus complexe de connaissance et de jouissance, et c’est doté de cette illumination rétrospective que nous pouvons à nouveau regarder et les images et le monde qui nous entoure et nous retrouver à la fois chez nous en elles et en nous grâce à elles.