Ni compte-rendu d’exposition, ni portrait d’une production artistique, le texte suivant décrit une balade sensible à travers des environnements d’images créées par Doug Aitken. Rencontre visuelle, plaisir esthétique, l’imaginaire se promène.
Le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris / ARC a proposé, une fois encore, une exposition passionnante et aboutie. Dixième présentation au Couvent des Cordeliers, elle a clôturé la série d’expositions de l’ARC hors les murs et a préfiguré la ré-ouverture en février dernier du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris ainsi rénové.
Première exposition personnelle en France de Doug Aitken, artiste de l’ouest des Etats-Unis, Ultraworld nous a permis d’approcher son superbe travail sur l’image ainsi que la place qu’il offre à l’appréhension du public.
La série de photographies Crystal Coma aux teintes à dominante verdâtre nous accueillait. Accrochées sur la cimaise qui obstruait notre vision sur l’intérieur du couvent, les images nous livraient chacune une perspective : un point de fuite unique auquel tous les éléments de la composition concourent. Couloir de parking, couloir de sous-sols, couloir d’usine, couloir d’eau, couloir de palmiers, … Aucun être humain, non lieux et zones désertées … Pourtant ces couloirs sont le fait de la main de l’homme. Le monde qui apparaît est artificiel et les structures visuelles orthogonales dirigent nos regards autant que nos vies.
Passée la première cimaise s’étale habituellement la grande halle du Couvent des Cordeliers. Elle était ici encombrée d’une architecture en bois composée de plateaux surélevés par rapport au niveau du sol et de colonnes en écho aux colonnes de l’architecture religieuse. Trois salles se succédaient en formant un parcours, mais la liberté était laissée au visiteur de pénétrer dans les espaces au niveau de chaque salle par de petits escaliers. Conçue d’un seul mouvement, l’exposition tournait d’ailleurs autour du mouvement. La salle située à l’entrée du couvent et celle à son extrémité étaient dévolues à l’image filmée. Elles appliquaient toutes deux certains principes similaires : un dispositif spécifique de présentation nécessitant plusieurs écrans, la mise en abîme du visiteur au sein des images, une succession saccadée d’images, des sons envoûtants ; l’image étant toujours d’une grande qualité plastique.
Le premier dispositif était constitué d’une dizaine d’écrans plasma suspendus et disposés de manière sinusoïdale, sorte de serpent d’images en lévitation. Le spectateur était plongé dans l’obscurité et ressentait en premier lieu une sorte de vertige, ne sachant quel écran regarder pour « suivre le film » d’autant plus que les images n’apparaissaient pas simultanément mais en décalé sur chaque écran. En même temps, le regardeur était très vite immergé dans l’ambiance sans même s’en rendre compte. The moment, 2005, dégorge une alternance d’espaces déserts et de portraits déréalisés : personnages évoluant dans un univers familier, allongés dans leur lit, en train de se lever : succession d’images – images qui se répètent, succession de corps – corps qui se répètent, succession de mouvements – mouvements qui se répètent – qui ôtent tout forme d’humanité. Doug Aitken ne nous raconte pas d’histoires. Il nous montre juste « la perte de l’individualité en créant une série d’identités uniques à partir de l’image de plusieurs personnes » [1] .L’humain n’est pas dans l’image, il regarde l’image. C’est lui qui compte. L’artiste explique [2] que les images renvoient à un « non sujet » : ? Aujourd’hui ce n’est plus ce qui est filmé qui compte. Le simple fait de prendre une caméra, produit une dramaturgie … La révolution ne vient plus de grands gestes mais de subtiles variations dans la répétition ?.
Le second dispositif était constitué de trois grands écrans se déployant autour d’un pilier du couvent. L’image projetée était moins précise que celle des écrans plasma, l’obscurité de l’espace nettement moindre alors que l’architecture scénographique en bois s’ouvrait sur l’architecture du couvent. L’ambiance étant différente, l’approche du film s’en trouvait complètement modifiée avant même qu’on ne s’intéresse à son contenu. Glass era, 2005, cadre une succession d’espaces sauvages alternés avec des zones urbanisées, paysages du Sinaï et du Mojave. Le principe de succession d’images saccadées – répétées [3] employé par Doug Aitken apostrophe le monde médiatique qui nous abreuve d’images chocs. Il précise [4] « Les évènements et les médias allant de plus en plus vite, c’est le processus de » montage « subconscient de chacun qui m’intéresse » c’est-à-dire « de ce que nous percevons et de ce que nous laissons échapper » . [5] C’est peut-être cette notion de montage qui a inspiré le titre de l’exposition « Ultraworld » en transformant le regardeur en « ultra-voyant » dans un monde autre. [6]
Derrière chaque écran de The moment, un miroir introduisait le spectateur à la salle intermédiaire aux deux espaces précédemment décrits. L’installation No history, 2005, confronte cette fois le spectateur à lui-même. Evoluant à travers un labyrinthe [7] de miroirs, Doug Aitken propose la liberté d’un retour sur soi. La particularité de ce labyrinthe réside dans des rideaux de miroirs hexagonaux mobiles, qui déforment par conséquent les corps de manière subreptice ; sorte de « kaléidoscope mouvant » [8]. On retrouve ici la même idée de « montage » personnel précédemment évoquée.
La dernière œuvre, Alpha, était en vente à la librairie. Objet livre découpé dans le profil d’un personnage, il relate un film tourné avec l’acteur allemand Udo Kier autour du déplacement et du nomadisme. Constitué d’images et d’une sorte de story-board, Doug Aitken l’a écrit et en a tiré les visuels au fur et à mesure du voyage que fut le tournage. L’expérience crée l’œuvre, le livre, car seul il était montré au public tandis que le film ne l’était pas.
Inversion du propos, originalité d’une œuvre, le travail de Doug Aitken nourrit l’esprit de beauté et propose à l’imaginaire de divaguer.