Le Fresnoy nous invite à l’une des exposition les plus intellectuellement excitantes Histoires de fantômes pour grandes personnes conçue par le philosophe Georges Didi-Huberman. Elle réussit grâce à la collaboration du photographe Arno Gisinger à montrer comment exposer aujourd’hui l’histoire de l’art sur le modèle initié par Aby Warburg, en réfléchissant en œuvres sur « la survivance des images ». La démonstration reste pleine de surprises, de séduction et d’attraits plastiques.
Le grand œuvre d’Aby Warburg rend par son titre Mnemosyne, hommage à la déesse de la mémoire. C’est un atlas d’images destiné à rendre visible les survivances de l’Antiquité dans la culture occidentale grâce au montage d’une histoire de l’art sans texte. Organisant ses planches selon une « iconologie de l’intervalle » » le vide offre un Denkenraum, un espace de pensée dans lequel s’organisent ces liens entre le présent et le début de l’histoire. Warburg revendiquait sa mission pour « fonctionner comme un sismographe sur la ligne de partage entre les cultures ».
Georges Didi-Huberman a consacré plusieurs ouvrages pour rendre à l’historien d’art sa place dans la modernité de la pensée aux côtés de Sigmund Freud ou de Walter Benjamin. Le premier d’entre eux L’image survivante – Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, fut publié aux Éditions de Minuit en 2002. Pour accompagner ses publications et donner une forme plastique accessible à d’autres publics en 2010 il a proposé au Musée Reina Sofia à Madrid une première exposition « Atlas, comment porter le monde sur son dos ». Celle-ci a pu itinérer en Allemagne au ZKM de Karlsruhe puis à Hambourg où elle a bénéficié de l’enrichissement de pièces de la Fondation Falkenberg.
Le philosophe connaissant le travail sur la mémoire du photographe d’origine autrichienne Arno Gisinger, notamment sa série sur les lieux de vie et d’écriture de Walter Benjamin, l’a commandité pour documenter cette dernière présentation. Le studio national des arts contemporains du Fresnoy accueille donc à l’invitation d’Alain Fleischer une nouvelle exposition composée de deux volets. Une planche de Warburg sur le thème religieux de « la déploration », Mémosyne 42, y est projetée. Elle dialogue avec la projection au sol de trente trois extraits de films et diaporamas abordant cette même thématique de façon plus actuelle. Sur la coursive quatre-vingt trois tirages produits sur papier affiche et collés directement sur le mur créent une fresque qu’Arno Gisinger a intitulé Atlas Suite.
Dans le corps principal du bâtiment la lecture à l’horizontale des extraits filmiques où l’on trouve aussi bien Eisentstein que Godard, Pasolini, Farocki ou des cinéastes de pays émergents dialogue donc avec la lecture passante à la verticale de la déambulation des photos d ‘une approche critique en images de l’exposition passée. Le plasticien s’est attaché à toutes les phases de la réalisation d’une exposition, du voyage des œuvres au montage, puis à sa présentation publique avant la remise en caisse. Le nombre de tirages, leur format ont été choisis pour s’accorder au lieu, l’ensemble sera détruit à la fin de cet accrochage, une nouvelle version sera à chaque fois adaptée aux autres lieux d’accueil de son itinérance.
Chaque image est légendée non sans humour mais de façon poétique par le philosophe elle constitue une sorte de hors-champ pragmatique de lecture des images, qu’on en juge : Le photographe mesure ses gris sur un bronze de Bruce Nauman, Quand John Baldessari parlait à sa plante, ou En se regardant dans Gianfranco Baruchello ou encore Dernier regard depuis la Catastrophe de Jean-Luc Godard.
Ces images jouent de tous les paramètres photographiques autant que d’une réelle culture de la création contemporaine pour composer des « carrefours de gestes » où s’illustre l’histoire récente mêlant objets, acteurs anonymes et célèbres.
Didi-Huberman assigne le même rôle aux artistes, aux philosophes et aux historiens comme il l’écrit dans le petit guide du visiteur « nous donner à comprendre que nous ne vivons notre présent qu’à travers les mouvements conjugués, les montages de nos mémoires (gestes que nous esquissons vers le passé) et de nos désirs (gestes que nous esquissons vers le futur). » Sa brillante démonstration se fait grâce à une réflexion sur la nature, le statut et le pouvoir des différentes images technologiques d’hier et d’aujourd’hui au service d’une nouvelle approche des passions humaines.