Les fictions argentiques de Camille Moravia

Rencontre à Paris 20e avec une artiste politiquement engagée, adepte d’une photographie pauvre et argentique, ainsi que du rapport texte / image. Camille Moravia vient aussi de réaliser son premier long métrage intitulé non sans humour « Je cherche un mari » où elle se met fréquemment en scène comme dans ses photographies…

Yannick Vigouroux : Si j’ai bien compris, la photographie qui est accrochée derrière moi sur ton mur, c’est de l’argentique ?

Camille Moravia : Oui, je ne fais que de l’argentique.

Yannick Vigouroux : Pourquoi ?

Camille Moravia : Parce que j’ai commencé à pratiquer la photographie en argentique, mon père avait un laboratoire, il m’a offert un appareil-Photo, j’avais depuis toujours ce boîtier avec de la pellicule dans mes mains, c’est une vieille histoire… Ensuite parce que je ne m’imagine pas du tout faire autrement, il y a plein de raisons, c’est le médium qui me convient le mieux. Je ne vois pas l’image que j’ai prise et je travaille beaucoup au retardateur pour mes mises en scène. J’apprécie le côté pas exact, pas précis et pas net du rendu. Le grain crée de la fiction et du poétique, contrairement à ce que créerait le numérique trop léché, trop net, trop proche du réel. C’est ce qui sert le mieux ma pratique, moi je raconte avant tout des histoires et l’argentique correspond bien à mon écriture de mots. Ce ne sont pas du tout des images qui tendent vers le documentaire. Je ne photographie pratiquement que des fictions. La prise de vue avec le retardateur je ne la vois pas, j’ai du temps pour développer la pellicule. J’utilise de petits boîtiers. Je cherche un outil imparfait comme ce que j’aime dans la vie.

Yannick Vigouroux : Quels sont ces boîtiers ?

Camille Moravia : J’ai un Minolta 500 avec un objectif 50 mm et un petit Minolta compact. Ce sont mes boîtiers de « jeune fille ». Et j’y reste fidèle, quand j’en ai un qui tombe en rade, je rachète le même ! Ils présentent l’avantage de faire plusieurs prises, à 5 secondes d’intervalle. Cela me permet d’avoir une image, et une deuxième, sans casser ma mise en scène.

Yannick Vigouroux : La mise en scène est importante pour toi ?

Camille Moravia : Ah oui, énormément. J’aime beaucoup aussi faire parfois du paysage, ou photographier des vieilles maisons, là je suis derrière l’appareil, je vise, ce n’est pas au retardateur. Mais toutes les autres photos, dont celle que tu regardais faite sur la plage, sont faites au retardateur et mises en scène.

Yannick Vigouroux : Tu sembles aimer beaucoup Sophie Calle ?

Camille Moravia : En fait, Sophie Calle, c’est la figure tutélaire, quand les gens approchent mon travail, ils me disent : « Tu dois aimer Sophie Calle ? », parce que c’est la personne la plus connue dans l’utilisation du texte / image et dans la narration féminine. Elle se met beaucoup en scène et effectivement, il n’y a pas beaucoup d’autres femmes référentielles. Toutefois, quand j’ai commencé à faire mes photographies, je ne la connaissais pas, je n’ai pas fait d’études d’art. Donc quand l’on m’a parlé d’elle, je suis allée acheter l’un de ses bouquins (rire)… et puis du coup j’en ai acheté plusieurs ! Je reconnais qu’elle est très intéressante mais en même temps c’est une femme d’une autre génération que la mienne, qui est énormément dans l’attention du regard de l’homme, de la reconnaissance masculine, et souvent dans des plaintes langoureuses d’être mal aimée, ce qui n’est pas exactement l’endroit où je me situe.

Yannick Vigouroux : Le rapport texte / image est en effet très important dans ton blog…

Camille Moravia : C’est vrai, je raconte des histoires.

Mon utilisation de la photographie relève d’un art pauvre. Je ne suis pas une photographe exceptionnelle, je n’ai pas le goût de l’image fixe. Je n’ai pas de passion particulière pour la photographie, pour moi c’est un « art moyen » pour citer Pierre Bourdieu. Jamais une photo ne m’a donné envie de faire la Révolution. Alors que des mots oui. C’est pour cela que j’associe beaucoup les mots et les images, j’ai envie de donner envie aux gens de faire des choses. Alors c’est peut-être juste une petite Révolution mais pour moi c’est important…

Yannick Vigouroux : Penses-tu que la sociologie et la littérature peuvent changer le monde, ont une force d’impact plus grande que l’image fixe ?

Camille Moravia : La sociologie peut-être pas parce que c’est une certaine classe qui a accès à elle, ce n’est pas du tout ma revendication. Je veux faire du rap, je veux faire du cinéma, du Facebook, je veux un art accessible et qui soit politique. Je ne veux pas d’un art élitiste. Je pense qu’il faut accompagner les gens, ils ont besoin d’une main tendue et non pas d’une distance que va laisser une image extrêmement bien composée mais qui nécessite une certaine culture pour comprendre l’énoncé proposé. J’ai envie de simplifier cela, je préfère te faire une caresse ou foutre un coup de poing… La photographie ce n’est pas forcément ce qu’il y a de plus pratique pour faire ressentir cela. Donc moi je l’associe à des mots.

Yannick Vigouroux : J’ai repéré des motifs récurrents dans tes images comme les fenêtres, les autoportraits, les natures mortes.

Camille Moravia : Et bien c’est toi qui m’apprend sur moi, tu fais ma psychanalyse…

Yannick Vigouroux : Pas du tout !…

Camille Moravia : Non mais c’est super. Je suis là pour parler avec toi, tu viens chez moi et tu t’intéresses à quelque chose, donc tu vas forcément m’apprendre des choses sur moi, sur ce qui t’intéresse. On peut imaginer que c’est de la psychanalyse puisque tu retrouves « des motifs récurrents », tu l’as dit, donc finalement cela peut être quelque chose qui chez moi est ancré, que je ne vois pas forcément. De l’extérieur tu vois quelque chose de moi, de ma pratique, que je ne vois pas. Évoquer la psychanalyse n’a rien de péjoratif pour moi, je ne me sens absolument pas évaluée.

Yannick Vigouroux : J’aime cette photographie un peu floue qui montre une jeune femme au bord de la mer, c’est réalisé où ?

Camille Moravia : Je ne crois pas que je vais te dire où c’est réalisé parce que cela va marquer quelque chose, alors que tout dans l’image essaie de se démarquer d’un endroit réel.

Yannick Vigouroux : C’est une image plutôt intemporelle…

Camille Moravia : Oui, en effet.

Yannick Vigouroux : Tu viens de réaliser ton premier long métrage… Cela demande beaucoup de ressources, d’énergie j’imagine ?

Camille Moravia : Oui. Cela demande tout cela. Cela demande beaucoup d’humilité aussi. Beaucoup de travail. J’ai fait tout toute seule, je n’avais pas de budget, de chef opérateur, je n’avais pas de comédien, je n’avais rien. Et puis surtout, je te le redis, je n’ai pas fait d’école d’art. Donc je n’ai pas le savoir de la réalisation d’un film. Donc il a fallu que je fasse, refasse, apprenne à faire, pendant que je faisais. Je crois que cela m’a rendue profondément heureuse, je me suis sentie très bête, très démunie, il a fallu que j’aille chercher dans les livres comment on peut faire une narration texte / image, que je saisisse un peu mieux le langage cinématographique que je voulais avoir, et que je m’y colle. C’était super, c’est quelque chose que je n’avais jamais fait. Cela fait quarante ans que je fais de la photographie, c’était la première fois que je faisais du cinéma. Ce n’était plus « Camille Moravia », l’on n’était plus dans cet endroit où les gens connaissent un peu ce que je fais et où je suis « validée » par ceux qui m’aiment, ce qui est confortable. Je peux à peu près toujours faire les mêmes photos pour répondre à ces attentes, parce que je sais les faire. Le cinéma, c’était vraiment une page blanche qui s’ouvrait. Je me suis dit « Tu vas te casser la gueule parce que tu n’as pas l’étiquette d’une réalisatrice ». Cela s’appelle « Je cherche un mari », ma grande quête pendant quatre ans.

Yannick Vigouroux : Tu connais le courant de la Foto Povera que j’ai initiée ?

Camille Moravia : Je connais un peu. De quoi s’agit-il ?

Yannick Vigouroux : Ce sont des pratiques pauvres qui recourent à des appareils simples souvent amateurs, des sténopés aussi. Je trouve que ton travail a des affinités avec cela.

Camille Moravia : L’on vient justement de m’offrir comme cadeau d’anniversaire un magnifique sténopé en bois. C’est un très bel objet. Du coup c’est un peu intimidant de l’utiliser… Mais j’attends d’avoir la bonne luminosité, je fais beaucoup de photos à Ouessant et j’attends d’être là-bas pour le tester.

Cela me fait plaisir ce que tu dis, cela dit je n’ai pas de revendication directe par rapport à ce mouvement de la Foto Povera, par contre j’ai envie que mes images restent humbles pour qu’elles ne soient pas aliénées par des moyens techniques et qu’elles se contentent de raconter quelque chose, que j’ai envie de dire. Il faut que ma structure soit comme l’écriture, quand tu écris un texte il y a ce que tu dis, et la manière dont tu le dis. Je veux, quand je photographies des vieilles maisons pauvres, que ma photo ne soit pas hyper belle et lissée parce que dans le cas contraire, je manquerais de respect à la pauvreté ; si j’en fais une image de luxe et que les gens disent « Ouais c’est hyper beau », j’ai loupé mon pari.

Yannick Vigouroux : C’est le travers de beaucoup de photographes contemporains et de gens qui sont entrés dans l’ère du numérique, et cela fait déjà longtemps que l’on est entrés dans celle-ci : il y a souvent l’affirmation d’une esthétique lisse, bien soignée, contrôlée.

Camille Moravia : Parce que l’on rentre dans une logique marchande en fait et moi je veux juste dire des choses avec mes images (rires).

Yannick Vigouroux : Que penses-tu de la photo que je viens de faire de toi avec mon Fuji Instax Square ?

Camille Moravia : Moi cela m’intimide, d’abord parce qu’il y a la distance qu’instaure l’appareil entre nous deux. Que je sois devant ou derrière celui-ci, je suis mal à l’aise parce que je pense que l’image n’est pas neutre et qu’il y a un rapport de séduction, sexuelle ou sentimentale. Si tu fais mon image, je dois me montrer à la hauteur, je dois choisir une part de moi-même qui se livre ; dans le cas inverse je ne sais pas ce que je fais en faisant le portrait de quelqu’un. C’est pour cela que j’aime le retardateur, j’aime que l’on soit deux devant l’appareil-photo et qu’on compose l’image ensemble, il n’y a plus de rapport de pouvoir.

Yannick Vigouroux : C’est pour cela que tu pratiques aussi beaucoup l’autoportrait…

Camille Moravia : Là il n’y a aucun problème, c’est moi que je malmène. C’est moi que j’utilise, que j’instrumentalise. Il n’y a pas utilisation de quelqu’un d’autre. Je me fiche du résultat si on me prend en photo, ce que je n’aime pas c’est le moment de la prise de vue. Je cherche l’équité entre l’autre et moi.

Cette image s’intitule « Il faut beaucoup d’amour pour aimer les hommes », une citation de Marguerite Duras… Au moment des attentats de Charlie Hebdo, je ne savais plus trop quoi dire, et en même temps il faut dire quelque chose. C’était un moment important dans l’histoire populaire et je crois qu’en tant qu’artiste, en tant qu’individu qui a une parole et a un peu lu, il faut prendre parti. J’ai fait ce choix-là parce que je pense que ce n’est que par l’amour et en donnant de l’écoute à ceux qui n’en ont pas eu et sont dans l’agressivité que l’on peut rendre les gens meilleurs. C’était mon choix politique.

D’autres de mes photos parlent du voyeurisme et du désir masculin, j’aime bien ne pas rendre les choses explicites et qu’on les découvre peu à peu dans l’image…