Comment exposer l’auteur d’un monument de l’histoire de la photographie en le rendant sensiblement présent à notre époque ? Telle est la question à laquelle répondent avec brio les responsables du Point du Jour à Cherbourg en proposant pour deux mois August Sander Albums avec la complicité du petit fils du photographe.
Le Point du Jour éditeur et centre d’art est géré par David Benasayag, David Barriet et Béatrice Didier. Ils ont publié des ouvrages importants pour illustrer les nouvelles pratiques de fiction documentaire. On peut s’attacher à des ouvrages comme Humaine de Marc Pataut, La traversée de Mathieu Pernot avec des textes de Georges Didi-Huberman ou Studio Shakhari Bazaar et le Tableau de chasse de Gilles Saussier. Ces livres sont souvent co-produits avec des institutions ainsi Vues arrières, nébuleuse stellaire et le bureau de la propagande extérieure. Œuvres de Taryn Simon publié avec le Jeu de Paume et la Tate Modern. Ils accompagnent aussi leurs sorties de livres théoriques importants citons pour mémoire La peinture photogénique de Michel Foucault écrit pour le catalogue de Gérard Fromanger, Le désir est partout, Vernaculaires de Clément Chéroux et tout récemment la traduction de Pictures de Douglas Crimp militant de lutte anti-sida première génération et critique de la post-modernité photographique.
Deux de leurs expositions récentes font retour à une histoire de la photographie non figée qui va chercher les sources de ces pratiques actuelles. Après les Vérifications d’Ugo Mulas ils proposent donc un retour sur une œuvre essentielle celle des Hommes du XXième siècle . La rencontre avec le petit fils du photographe Gerd Sander a permis cette exposition grâce à la mise à disposition de pièces importantes de sa fondation privée de Bonn qui complète l’action plus institutionnelle de Die Photographishe Sammlun/ SK Stiftung KUltur – August Sander Archiv à Cologne.
Notre visite s’ouvre sur un album inédit de la famille où il est touchant de découvrir un Sander au quotidien par exemple en chasseurs ou déguisé pour une fête folklorique. Même si nous savons qu’il a toujours poursuivi son activité au sein du studio professionnel on a attribué à son grand œuvre, en partie détruit par les nazis, une importance historique et artistique qui a laissé dans l’ombre l’humanité du personnage qui se trouve développée dans ces images où son style ne s’est pas encore imposé.
Un texte biographique nous révèle qu’employé comme mineur il est un jour appelé à seconder un photographe venu documenter la mine et son cadre paysager, « on pratiqua une coupe dans les arbres pour dégager la vue », la confrontation à l’apparition « du paysage tout entier » est la révélation qui va orienter toute sa vie.
Au début des années 1950 l’auteur tente de rationnaliser son importante production en organisant des portefolios indépendants. Celui présenté ici concerne Les Sept-Montagnes de Cologne, les prises de vue datent des années 1930, il s’ouvre sur un autoportrait de dos face à l’horizon, composition romantique s’il en est. Cependant l’exigence des cadrages, quelques plans plus serrés sur la maison natale De Beethoven ou un cloître très architecturé, montrent la même rigueur qu’il exerce dans les portraits de ses contemporains face à cette nature construite.
L’autre contrepoint essentiel est fourni par différentes œuvres de la collection de Gerd Sander qui nous prouve que les influences de son grand père étaient moins photographiques que picturales ou littéraires, inspirées par ses amis qu’il portraiture. Parmi eux on peut citer comme une exception Raoul Hausman qui pose pour lui en danseur et qui après les exubérances de sa période dada revient à une photographie proche de la nature. August Sander (1876-1964) fut très proche de peintres et dessinateurs du groupe progressiste attachés de façon engagée à la représentation des visages, des groupes sociaux montrés de façon schématique.
L’autre ensemble essentiel reprend les 60 images de l’exposition Visages d’une époque montrée pour la première fois en 1927à la Kunstverein de Cologne, lieu d’art qui avait organisé précédemment une rétrospective Dada. Cette pratique documentaire qui souhaitait « dire en toute honnêteté la vérité sur notre époque et ses hommes » commencée dans le cadre d’un studio professionnel trouve ici sa reconnaissance institutionnelle.
Si chaque personne choisie comme représentant d’une profession, d’un rôle social ou d’un engagement politique trouve avec l’accord du photographe la posture qui convient le mieux à sa personnalité, la légende qui accompagne le tirage ne fait pas référence à une identité individuelle, ce qu’il s’applique aussi puisque sous son autoportrait ne figure que la mention Photographe.
La finesse des portraits est due à l’utilisation de plaques autochromatiques sensibles capables de bien rendre la subtilité des grains de peau. Le traitement égalitaire de chaque modèle rend hommage à sa singularité et la réunion de ces « Hommes du XXième siècle » dont le portefolio ne constitue que le premier mouvement ne pouvaient que heurter l’idéologie nazi d’un peuple allemand « supérieur ». Comme l’écrivait le critique et chorégraphe Daniel Dobbels on voit dans ses images « l’arrivée de la passivité d’un peuple » on peut penser que n’est pas un hasard si le portefolio se clôt sur le portrait d’un chômeur. Considérant la photographie comme un médium universel August Sander trace l’évolution d’un homme déraciné devenu citadin qui se laisse envahir par les désordres de l’Histoire. A revoir aujourd’hui ses portraits résonnent de façon aussi émouvante que dénonciatrice alors que les idéologies extrémistes reprennent toute leur vigueur nuisible.