Les métamorphoses du cadre

Cet ouvrage suggestif aux nombreuses illustrations donne lieu à une exposition en suspens, mais prévue jusqu’au 24/05/2021, à la Collection de l’Art Brut de Lausanne dont Michel Thévoz fut le premier directeur. En attendant de voir L’Art Brut s’encadre, son livre traite de la question du cadre dans l’Art Brut et ailleurs.

Je ne peux pas l’encadrer : c’est souvent ce que l’on constate dans des galeries d’art contemporain où les oeuvres sont présentées sans cet accessoire. Dans un second sens, encadrer signifie adhérer à un système de valeurs qui nous agrée, que ce soit pour apprécier une personne ou une oeuvre d’art. C’est pourquoi les auteurs d’Art Brut les ignorent en subvertissent les usages pat leur excentricité. Ni interne à l’oeuvre, même s’il permet de la situer en délimitant son espace pictural, ni vraiment externe, le cadre devient sous la plume de Michel Thévoz une catégorie philosophique, un principe régulateur témoignant d’un ordre social qui nous encadre en nous formatant. Les usages subversifs dont témoignent les auteurs bruts qu’il analyse seraient a contrario des pistes de réflexion éclairant selon lui la forme culturelle dominante de ce dispositif.
Qu’il s’agisse de ce qui sert à entourer et accrocher une oeuvre picturale ou de la manière dont une peinture ou une photographie délimite et organise son champ perceptif interne, le cadre possède ses propres normes implicites, qui se révèlent comme telles grâce aux pathologies du cadre répertoriées dans ce livre.

Surenchère ornementale

Le cadre est devenu un dispositif à la fois utilitaire, dans sa fonction de protection du support de l’oeuvre, et esthétique, quand il permet de détacher un tableau de son environnement et de l’en abstraire en le transcendant. En plus de son utilité, le cadre est devenu un objet d’art décoratif parfois imposant et surchargé qui vient se surperposer à une oeuvre comme pour la théâtraliser. L’évolution de ce dispositif qu’étudie Michel Thévoz s’avère passionnante. La splendeur du cadre, par ses dorures exarcerbées, provient sans doute d’une sacralisation liturgique antérieure à l’art. Et le cadre peut même cesser d’être un élément du dispositif pictural pour l’englober, comme en italien lorsque le mot quadro signifie aussi le tableau.

Sur le plan de la représentation, la manière dont une figure se détache sur un fond peut être sous-lignée ou sur-lignée par l’artiste lui-même avec un contour ou par une bordure d’une manière telle que le cadre fait partie intégrante du domaine du figurable qu’il produit en le découpant et en le morcellant en sous-parties. C’est là que les auteurs bruts se surpassent et qu’ils amènent Michel Thévoz à poser la question : le cadre confectionné par l’artiste fait-il partie de l’oeuvre ?

Inventivités brutes

La pulsion créatrice des bruts s’empare du cadre pour en faire, au delà d’une structure propre aux oeuvres plastiques, un élément inséparable du geste qui leur donne forme. Michel Thévoz analyse leurs divers usages, en allant d’une exagération par inflation-superposition de nombreux cadres internes, à un recouvrement du cadre sous l’effet centrifuge d’une expansion plastique de l’image qu’il est censé cerner, comme chez André Robillard ou Josef Wittlich. Ainsi, chez Adolf Wölfli où le cadre peut paradoxalement devenir le thème central, il y a réversibilité du cadre et de la figure centrale :
“On distingue ordinairement le cadre extérieur à l’oeuvre et les éléments représentatifs qui ressortissent à l’imaginaire. Cependant, chez Wollfli, ces deux fonctions sont réversibles : les figures qui en sertissent d’autres interminablement se convertissent systématiquement en cadres, qui se transforment inversement en silhouettes. Il n’est pas une ligne qui échappe à ce dédoublement discriminatif/figuratif. Autrement dit, le cadre est partout et nulle part.”

Wolfli se plait à investir de larges surfaces. Et dans les productions d’art brut, le cadre, normalement prédeterminé par le format de la surface du support, est parfois agrandi démesurément – certains, comme Aloïse, la démultiplient par des additions et désencadre les visions aperçues successivement comme comme au théêtre.

Michel Thévoz use d’une grille psychanalytique pour mener ses analyses mais pour lui l’Art Brut n’est pas, comme le pensait Freud à propos de l’artiste, une sublimation – au contraire. Puisque le cadre désigne ce qu’un système éducatif apporte au psychisme humain, à la fois une protection et une structure symbolique qui autorise l’émergence d’une intersubjectivité, les pathologies du cadre nous interpellent dans l’Art Brut parce qu’elles permettent de s’en échapper.