Il est des hasards ou des airs du temps qui, dans le champ de la pensée et donc de l’art, n’en sont pas, ou du moins disent quelque chose sur notre société, notre civilisation et donc nos approches possibles et sensibles du monde qui nous entoure et nous fait, sans vraiment que l’on y porte attention.
Ainsi en est-il ce printemps de ce qui pour l’instant fut essentiellement destiné aux musiciens et plus spécifiquement à ceux qui sont en attente d’une disponibilité à l’écoute, à l’air qui transmet les sons, au souffle diffusé par la voix ou l’instrument. Nous voulons parler ici de l’écoute mais aussi de ce qui procède de son contenu – juste du réel – avant même qu’il soit diffusé par des moyens d’enregistrement aussi divers que le premier d’entre eux, le corps, puis par ceux qui parfois l’articulent, les chanteurs, puis enfin par ceux qui l’instrumentalisent, parfois « l’augmentent », à savoir toutes nos nouvelles technologies aussi simples et complexes puissent-elles être ou apparaître au quidam spectateur ou auditeur.
Ainsi, tandis qu’à l’Opéra Garnier à Paris, est invité ce mois-ci le jeune chorégraphe Emmanuel Gat – qui fut la découverte de Montpellier danse 08 –, se tiennent au même moment, dans deux lieux dynamiques de l’art contemporain – l’abbaye de Maubuisson à Saint-Ouen-l’Aumône et le Frac de Haute Normandie à Sotteville-lès-Rouen – deux propositions d’installations sonores ou plus exactement d’exploration spatiale par le son, de Dominique Petitgand.
Si des signes rapprochent ces deux créateurs, ils sont au-delà bien sûr de ce qui est montré – quoique ! En effet, le premier est chorégraphe, le second est – disons – plasticien utilisant le son comme matériau, outil et médium. Mais tandis que Emmanuel Gat laisse le spectateur assis à sa place numérotée, Dominique Petitgand induit chez le spectateur tour à tour un rôle de flâneur, de déambulateur, parfois même de figurant en attente dont on ne sait quoi, mais imperceptiblement et peu à peu enveloppé, à la fois par ce qu’il écoute puis entend mais aussi par ce qu’il voit, regarde et redécouvre, ou découvre autrement à savoir l’espace dans lequel ont été distribués, un, deux ou dix… haut-parleurs, sur socle, suspendus ou à même le sol.
Le premier induit une chorégraphie qui se tisse au fil du temps à partir de deux ou trois phrases proposées aux danseurs, le second a mis en situation un son, ou plus précisément les conditions de l’advenue d’un son, de l’échappée d’une syllabe, puis d’un mot, d’une phrase et enfin d’une parole, presque dialoguée au fur et à mesure des salles et des espaces accueillant différemment ces mises en forme de la matière sonore, et ce jusqu’à ce que l’on puisse « entendre » un récit, imaginer une ébauche de scène, et alors naviguer dans différentes couches de sensations, autant visuelles, que sonores ou juste physiques.
Le son « se voit » alors comme l’acteur principal de ses mises en scène invisibles.
De plus, si le chorégraphe qui a intitulé sa pièce Hark, du mot anglais « écoute » ou « attention intense », se dit « être comme dans une chambre noire et peu à peu deviner des formes, percevoir l’espace, le dessin alors s’éclaircissant », le plasticien lui, nous plonge souvent dans un espace qui se révèle, grâce au vide sonore, comme l’image au fond d’une chambre noire : le son, le réel en quelque sorte, juste enregistré, favorisant de la sorte l’apparition de l’image tout comme c’est le cas dans le processus photographique. C’est aussi par des séquences sonores plus ou moins perceptibles, jouant de l’audible et de l’inaudible en fonction du montage, que Dominique Petitgand nous précise vouloir « garder un son, le trimballer partout où l’on va, un écho qui ne s’atténue pas tenu même ténu. S’en jouer, le mettre de côté, en réserve, le réactiver, s’y plonger ». L’écoute ne procéderait justement que par les ellipses temporelles entre deux sons. Mais dans les deux cas, c’est alors la puissance d’une poésie intime qui se dégage, chez Gat par l’intermédiaire d’un chanteur au milieu d’un groupe de quinze danseuses, et qui se ressent, chez Dominique Petitgand grâce, devant, avec, au milieu de ses installations à demi cachées, à demi visibles.
Dès lors, l’image, une fois de plus, ou plus subtilement « le paysage mental », ne sont pas loin. Ils sont sur le plateau scénique dans l’éphémère de la chorégraphie et de son souvenir démultiplié par l’intime du chant, ils sont dans les lieux investis, entre présence et absence, dans ce retard duchampien dont l’auditeur déambulateur fait à chaque fois l’expérience physique et mentale.
Dans la grange aux dîmes de l’ abbaye de Maubuisson, c’est le bruit entêtant d’un ballon contre un mur qui invite le « spectateur » de rien à extraire de son inconscient des bribes ou séquences d’un moment vécu ou rêvé, à retrouver dans sa mémoire visuelle, au plus profond de son intimité, des moments de parties de ballons ou d’autres feuilletés de mémoire involontaire venus se frotter à l’écran de ses souvenirs enfouis. Plus loin, dans le parc de l’abbaye, c’est de chaque côté d’un banc devenu espace de l’écoute que deux haut-parleurs diffusent des sons – souffle, onomatopées, chantonnement, bégaiement, respiration – se mêlant à ceux de la nature ou de l’environnement urbain – un pic-vert, une poussette d’enfant traversant l’allée, une tondeuse à gazon au loin… Ailleurs, dans les autres salles de l’abbatiale, ce seront peu à peu, des airs musicaux presque reconnaissables qui résonneront cette fois-ci avec les pierres de l’édifice vidé de ses occupants depuis si longtemps, avant qu’une ambiance de sons feutrés ne retrouve l’espace d’une niche accolée pour peut-être venir inventer dans les anciennes latrines une bribe de conversation.
A la fin du parcours de l’exposition, des flux de souffle aux paroles maintenant audibles mais toujours entrecoupés d’un temps de pause plus ou moins long, induisent comme en crescendo une ambiance cinématographique aux images invisibles mais multiples tant elles s’invitent en nous au fil des brèves « narrations » en attente de récit et de scénario. L’auditeur-spectateur n’est plus qu’auditeur assis fermant les yeux devant sa propre mise en scène.
Dans l’ancienne friche industrielle de Sotteville-lès-Rouen où le Frac Haute-Normandie fête le dixième anniversaire de son installation, Dominique Petitgand s’inscrit dans la programmation du lieu consacré pour l’événement à une « relecture » de l’espace architectural de l’ancien bâtiment des années 30. Faisant suite à Claude Lévêque, il en partage la singulière attention au lieu pour mettre en relation et même en osmose ses propres outils et matériaux. Le son est toujours là, privilégiant ici des séquences musicales et des récits, mais trouvant déjà, au rez-de-chaussée, dans la petite salle dévolue habituellement à la projection, l’occasion de distiller un texte sur l’origine diront certains, en tous les cas, un texte où le « je », le « on », se partage le trouble du style direct ou indirect de notre syntaxe et de notre langue. Qui parle ? Un enfant, une mère, une grand-mère… peu importe, mais c’est alors la présence d’un corps dans ce trouble de l’identité qui en émane avec frisson, tant est juste ce dispositif temporel d’une voix sans visage et pourtant si physiquement représentative. La personne narrant une histoire devient alors personnage d’une fiction dont seul l’auditeur peut en imaginer la forme et le temps – forme et temps qui n’appartiendront qu’à lui, qu’à sa propre histoire. Dans la pièce ouverte du rez-de-chaussée, des extraits musicaux sont séquencés de manière plus distincte à moins que derrière le mur ne résonne l’écho poreux d’un haut parleur dissimulé. Au premier étage, d’autres sons émanent de différents « coins » faisant de l’espace un couloir de silence sonore où le spectateur est enclin à s’arrêter, à se laisser guider dans une marche lente qui aurait de l’errance juste l’allure. En effet, c’est petit à petit, différemment qu’à Maubuisson, mais pourtant semblablement, l’occasion pour l’auditeur de répondre aux Stimulis du seul acteur présent : l’effluve corporelle d’un son décliné en mots, d’un récit à jamais séquencé et pourtant si fort dans sa présence-absence, comme émanant du lieu même. Les murs non ne parlent pas, mais c’est le corps même du spectateur-auditeur qui prend la relève. C’est lui qui devient le véhicule de cette partition de silence d’où peuvent surgir en chacun de nous une infinité d’images, un feuilleté d’intimité dont on ne soupçonnait plus l’existence.
Et c’est peut-être là que nous pouvons situer de manière extrêmement juste et contemporaine l’art de Dominique Petitgand. En effet, dans un monde saturé d’images ou du moins d’images indexées par le discours, la légende, le texte, images donc que l’on ne désire plus tant elles nous sont données sans répondre à aucuns stimulis, les installations sonores de l’artiste, elles, réactivent un désir d’images « libres » rendues primitives par l’intermédiaire du souffle, du mot, du récit échappé, c’est-à-dire par tout ce qui nous a fait et qui continue à nous faire vivre ensemble. Et en cela, ce n’est peut-être pas non plus un hasard si ses créations participent de ce renouveau ou plutôt de cet engouement pour tout ce qui touche au spectacle vivant – dont la danse – parce que cette dernière plus spécifiquement, si elle a quelque chose à voir avec l’image, c’est dans sa capacité d’induire à son tour un désir d’image à partir de corps déambulants ou juste présents, eux-mêmes activés ici par le souffle, la voix, et le possible d’une narration à « écouter » et à mettre en scène.
Si Emmanuel Gat part des mots pour faire se mouvoir les corps des danseurs qui à leur tour proposent aux spectateurs, dans un temps de retard, « l’écoute » visuelle de leur propre champ imaginal, Dominique Petitgand lui, part des « sons » et des « mots » de corps absents pour entraîner l’auditeur spectateur dans une chorégraphie personnelle, propice à l’advenue d’un désir d’images.
Corps, lieu, sons et images, sont alors les acteurs mis en œuvre dans une esthétique de l’écoute singulière, pour la seule expérience désirante d’un auditeur-spectateur devenu « danseur » ou metteur en scène à son tour.