François Chaignaud occupe une place singulière dans les arts vivants, du fait qu’il intervient aussi bien en tant que danseur , chanteur et chorégraphe , mais aussi comme écrivain et théoricien de la danse. Le théâtre d’Orléans vient de l’inviter pour deux soirées illustrant ces multiples qualités artistiques. « Symphonia Harmonia Caelestium Revelationum » est une pièce dansée et chantée en hommage à Hildegarde von Bingen ( 1098-1179) en dialogue avec Marie-Pierre Brébant.Pour « Tumulus » il n’intervient que comme chorégraphe ayant collaboré avec les chanteurs de la compagnie Les Cris de Paris de Geoffroy Jourdain qu’il amène à danser leur chant polyphonique. Deux temps forts occasion de cet entretien.
Autour d’une sorte de petit monument entre socle et sculpture les spectateurs sont invités à s’allonger sur de mini-fauteuils pour écouter Marie-Pierre Brébant jouer du bandura, instrument à corde d’origine ukrainienne, et François Chaignaud psalmodier les 69 monodies créées par la religieuse bénédictine, visionnaire et musicienne, sous le titre Symphonie des harmonies célestes.Cette installation méditative constitue une performance de plus de deux heures qui joint l’extatique et le charnel.
CG Dans ce duo , vous qui avez tant travaillé sur le genre, en exaltant une androgynie revendiquée, j’ai le sentiment que vous intervenez ici , certes pas au niveau du chant mais plutôt de la gestuelle, dans un rôle plus masculin vis à vis de votre partenaire ?
FC Je suis d’accord et pas d’accord. Avant quand on a beaucoup joué cette pièce on était tous les deux torse nu et cela ajoutait un paramètre dans sa relation avec les spectateur qui n’était pas confortable. Nous avons décidé de nous couvrir tous les deux le torse. Parce qu’il y a cet axe gémellaire dans nos silhouettes et nos attitudes. Le répertoire d’Hildegarde von Bingen est intéressant parce qu’il parle beaucoup du corps féminin dans un rapport très sensuel et très en puissance. Cela nous troublait et cela devait nous traverser l’un et l’autre.
On pourrait retourner l’argument en disant qu’habituellement il y a les hommes qui accompagnent la musique et la diva qui chante. Ce qui comptait pour nous c’est une forme de gémellité, de grande équité dans la relation, dans la place qu’on occupe.
CG Oui y compris dans ce partage du chant. Pour un autre récent duo Gold Shower on vous retrouve dans vos interprétations de multiples corps ? Comment l’avez vous mis en place avec Akaji Moro, danseur butô ?
FC Ça a été un protocole assez intéressant, il m’avait vu danser mon solo Dumy Moyi en 2013 et à la suite de cela il m’a chuchoté la vision de la pièce qu’il souhaitait qu’on fasse ensemble. Il avait des idées très claires, il avait toutes sortes d’images.
J’ai compris que pour rencontrer Moro il s’agira de suivre le fétiche originel né à l’issue de notre première rencontre. Il m’a fallu me glisser dans son propre fétichisme c’est ce qui a structuré la pièce .La seconde chose est qu’il est un danseur de butô. Nous avions un point très commun, dans la danse le corps est une enveloppe vide et qui peut être pénétrable. C’est mis au centre de notre pièce et pour moi de mon interprétation.
Cela a consisté à suivre ce fétichisme de l’image, du scénario et ensuite considérer nos corps comme pénétrables. Je me laisse ainsi visiter par Héliogabale et le fantasme de Maro de ces corps gréco-romains dépravés.
CG Cela me fait penser à Sylphides où avec Cécilia Bengolea vous vous extrayez d’un linceul.
FC Oui c’est vrai qu’il y a une analogie, je ne l’avais pas envisagé, mais c’est juste, la pièce matérialise l’idée du corps enveloppe , mais à l’intérieur c’était le vrai nous. Alors que là l’idée c’est de dire que le vrai nous est une enveloppe et se laisse visiter par des altérités.
CG Dans Radio Vinci Park qui fait partie de ce que vous appelez vos apparitions sur votre site , comment s’est mise en place cette pièce ?
A la base c’est Théo Mercier qui a imaginé une rencontre entre un motard virtuose de la cascade et moi dans l’espace de la Ménagerie de verre. C’et donc de fait un trio . C’est presque un quatuor puisque Marie-Pierre crée là encore la musique. On a assez peu travaillé avec le motard, on a compris que ce serait en deux actes. J’ai créé ma proposition et quand je m’effondre je laisse la place au motard.
Le motard c’est un corps mais c’est aussi une sculpture, une machine. Avec la danse j’essaye de trouver le même degré de mobilité, contrepoint à ses propres armes, j’essaye de rivaliser avec l’émission sonore, avec sa puissance.La relation est très simple ente le battle et la séduction. J’essaye de m’impacter sur toutes les dimensions de ce corps motard , j’essaye de me laisser inspirer, traverser par toutes ces potentialités là. Quand le public a la sensation d’un grand danger , je n’ai d’autre choix que de faire égale confiance à sa maitrise, comme à mes appuis, à ma technique, il s’agit d’une confiance mutuelle.
CG Pour le solo Dumy Moyi vous avez organisé cette pièce courte et intense pour la présenter à plusieurs reprises le même jour ?
FC Il s’agissait de proposer un autre rapport à la périodicité, à la manière dont on expose la danse, on peut être jaloux vis à vis des arts plastiques, qui peuvent s’exposer sur une durée longue. Cette reprise change pour le performer sa relation à l’endurance. Je trouve très intéressant de reproduire cette expérience pour le spectateur. On peut aller revoir une expo, une oeuvre plastique, il s’agit de réagir contre le paradoxe de quelque chose qui s’évanouit à peine est-elle née.
CG D’où vient le côté sculptural du costume dans Dumy Moyi , interprété aussi au milieu des spectateurs ?
FC C’est un costume monumental créé par Romain Brau en s’inspirant du theyyam, art sacré du sud de l’Inde. Elles occupent l’espace , prolongent le corps mais ces parures n’ont pas vocation à rester immobiles, celui-ci est encombrant mais pas très lourd. Je regarde beaucoup de sculpture, j’en parle aussi dans Tumulus. Comment continuer à danser , c’est sentir que quelque chose est en train de mourir ou de se pétrifier, mais le rapport à la la sculpture m’a beaucoup aidé : cela doit se surmonter et cela apporte une dimension grave et joyeuse à la danse.
CG Dans les duos j’aimerais revenir sur Romances Incertos , on connait la diversité des musiques que vous interprétez, cela permet de réinvestir des identités corporelles on retrouve dans cette pièce avec Nino Laisné la diversité des corps que vous aimez incarner ?
FC La danse ce n’est pas seulement un art pour bouger, . Quand on bouge c’est comme le mouvement d’une rivière , ce mouvement de la rivière produit la forme du lit, nos corps peuvent se transformer bien sûr par le costume mais surtout par la danse . Cela permet de devenir autre ce que j’associe à l’idée du butô du corps pénétrable. Par la passivité quelque chose peut s’engouffrer en moi.Mais par l’effort je reforme, je re-sculpte mon corps pour lui donner de nouvelles versions de lui même.
Pour Tumulus un immense monticule occupe le centre du plateau, recouvert de verdure il hésite entre mausolée et paysage. Les deux créateurs se sont rappelés qu’il s’agissait autrefois de sépultures paysagères, 13 intervenants l’investissent en interprétant a capella des chants polyphoniques. Sur ce fond les corps se détachent comme dans un bas relief, ils circulent en un flux continu, se retrouvant parfois en un groupe solidaire. Ils illustrent ce paradoxe : un être mort contiendrait toujours la vie.
CG Comment s’est constitué cette oeuvre ?
Je ne suis pas sur le plateau. C’est un long travail commun produit en workshops avec les chanteurs et chanteuses des Cris de Paris. Pour eux il y a une vraie expérience de transformation, expérience d’une conquête. C’est une pièce très visuelle , qui a foi en la plasticité des corps, j’ai donné la confiance à tous les interprètes dont je savais que certains n’avaient jamais dansé, cela nous fait performer à un endroit de soi très émouvant, incertain et plein de puissance pour échapper aux assignations de la société.
CG Dans deux de ces projets vous rejoignez l’image. Ce fut le cas avec cet artiste Brice Dellsperger pour Body Double 35 ?
FC Brice opère selon un protocole très calé , cela c’est fait facilement, on n’a pas beaucoup répété, avant chaque prise très courte je m’informais de son scénario , je le mémorisais , quelque chose vient s’engouffrer en soi de façon fluide, il s’agissait de refaire différents personnages du film Xanadu de 1980.Le résultat m’amuse beaucoup car c’est une bonne matérialisation de cette idée qu’on peut être multiple. Cela a un effet réel sur la vie.
CG Comment ce personnage polymorphe d’Anamanda Sin que SMITH vous a proposé d’incarner l’avez vous senti, faisant partie de votre imaginaire ?
FC Moi ce qui m’intéresse c’est d’héberger d’autres identités, de créer des rôles qui échappent à notre imaginaire, mais la poétique que SMITH déploie c’est très inspirant . J’ai apprécié que par ce personnage cela me fasse aborder des matières artistique dont je n’avais pas l’habitude voix parlée, voix chuchotée que l’on retrouve dans l’émission L’expérience sur France Culture. Anamanda a produit ces images, ce rapport au cosmos, aux étoiles qu’on perd, mais cela m’a permis aussi d’atteindre un type d’expression jamais traversé.
CG Comment voyez vous son travail Desidération qui pour moi constituait comme un opéra à construire ?
FC SMITH a un rêve de projet d’art total, depuis l’endroit où il produit ce n’est pas encore avec les moyens d’un opéra. Il ne suffit pas que cela germe dans la tête d’un artiste et de son équipe cela suppos de mettre d’accord toutes les parties prenantes : les producteurs, les institutions, le public …
Cette expérience m’instruit sur mon propre désir, la vanité de ce désir, cela produit des oeuvres différentes selon l’endroit où l’on se trouve, le domaine de la photo ou des arts plastiques est en retard pour considérer l’environnement et les ressources disponibles pour accéder à une grande oeuvre. Mais je me réjouis de cette galaxie Désidération c’est très inspirant.