Précipitez-vous à Orsay avant que cette remarquable exposition se termine ! Elle a hélas été décalée par le confinement. Amenez vos enfants, ils y sont bienvenus ! La manière dont les sciences de la vie ont bouleversé après Darwin la représentation de la nature est exposée à travers la vision qu’en donnèrent des artistes du XIXe siècle. Un préambule rappelle d’abord la manière dont la nature avait été considérée avant lui. Il est ainsi possible de s’instruire d’une manière plaisante en découvrant des documents rares et des œuvres inattendues, dans un croisement permanent entre l’histoire des sciences et celle des arts.

L’intitulé de l’exposition « Les Origines du monde » fait allusion au fameux tableau de Courbet montrant un sexe féminin désormais propriété du musée d’Orsay. Il y est présenté à côté d’un coquillage géant : deux formes de vie qui ont été longtemps écartées des musées d’art, l’une parce qu’elle est obscène, l’autre parce que elle relève de l’histoire naturelle, et non pas de l’art. Ce mélange de l’art et de la nature était pourtant familier des cabinets de curiosités du XVIe au XVIIe siècles. La première partie de l’exposition montre comment la nature avait fait l’objet de collections pour des motifs esthétiques plus que scientifiques. On s’émerveillait sans s’interroger. Mais si l’on « invente » la nature, c’est que ce qui avait été vu auparavant comme relevant de la création cesse d’apparaître comme tel, et surtout, que la nature n’est plus considérée comme un ordre immuable : désormais dévoilée par la science, elle a une histoire.

Une Histoire à découvrir

De même que la terre a été maintes fois bouleversée sur le plan géologique, ce dont témoignent les observations qui inspirent des tableaux de « sublimes catastrophes » : tempêtes, irruptions volcaniques, d’innombrables formes de vie se sont succédées, elles se sont modifiées alors que beaucoup ont disparu. L’histoire de la nature se substitue à l’Histoire naturelle classique qui reste présentée dans l’exposition. On découvre que certains animaux exotiques ont été des célébrités en leur temps, comme le rhinocéros Clara ou la girafe venue de Nubie en France, qui avait donné lieu à une mode. Certaines représentations scientifiques possèdent un charme particulier, comme les fleurs de Pierre-Joseph Redouté, et, plus tard, les dessins de Ernst Haeckel, très décoratifs. Et les symbolistes élisent des animaux fétiches comme le paon. Explorer la nature pour en rapporter les plantes, les fleurs et les fruits les plus étranges, les coquillages, les coraux et les animaux les plus bizarres, comme des nuées d’oiseaux exotiques, a d’abord été un divertissement. Il l’est resté en partie : au début du XXe siècle des artistes représentent encore des méduses, des poulpes, des algues, cette fois dans un esprit Art nouveau.

Le scandale du darwinisme, dont la théorie de l’évolution des espèces incluant l’homme a infligé à l’humanité, selon Freud, une grave « blessure narcissique », est-il apaisé de nos jours ? Certainement pas dans tous les pays. C’est pourquoi cette exposition parisienne, qui va ensuite partir au Canada au Musée des Beaux-Arts de Montréal, possède un enjeu qui dépasse largement l’évolution des formes artistiques. Les doctrines de la Création du monde, d’un Paradis terrestre où coexistaient pacifiquement les espèces et de la supériorité d’Adam sur les animaux, le mythe du Déluge et de l’Arche de Noé avaient fait l’objet de tant de représentations artistiques que notre patrimoine artistique reste fondamentalement ancré dans un univers de croyances judéo-chrétiennes et qu’il peut sembler difficile de les remplacer par d’autres. Pourtant, cette tentative a été productive. C’est cela que l’exposition nous permet de découvrir : une révolution de la sensibilité a accompagné la rupture épistémologique produite par Darwin. La découverte des fossiles de dinosaures et le problème de leur extinction a fasciné. Ce monde disparu a donné lieu à des nombreux récits illustrés. Mais le problème crucial, au-delà de l’origine des espèces et de leur disparition, est celui de l’homme. D’où vient-il ?

L’homme et le singe

La représentation de l’homme préhistorique, le cousinage de l’homme et des grands singes a fait l’objet, à la fois, de caricatures réductrices contre la théorie darwinienne, dont de nombreuses, en provenance de différents pays, sont exposées, et d’essais plus sérieux de montrer leur continuité. Sculptures, dessins et peintures imaginaient l’homme d’avant l’homme, comme Kupka en 1902 (Anthropoïdes). Le darwinisme mettait en avant la violence de la lutte pour la vie, que l’on montre souvent liée à la domination sexuelle d’un mâle puissant, par exemple dans le tableau de 1888 de Paul Jamin Rapt à l’âge de pierre, ou encore le bronze Gorille enlevant une femme, E. Fremiet, 1893. King Kong (film de 1933) critallisera plus tard au cinéma la figure mythique de cette violence primitive. D’autres imaginent des hybrides et des chimères à la fois inquiétants et somptueux, comme Odilon Redon, fasciné par les origines de la vie : il a imaginé des êtres embryonnaires dans l’imperceptible monde sous-marin, et il avait dessiné en 1872 un « homme primitif » méditatif. Claude Monet lui-même s’est-il intéressé à Haekel, pour qui toute vie dériverait d’une cellule originaire ? Sans doute, puisque c’est la thèse qui était exposée par son ami Octave Mirbeau au début de son Jardin des Supplices (1899) Ces nymphéas évoquent la fusion du vivant dans son milieu aquatique d’origine.

Une telle vision de nos origines nous tendrait, selon Philippe Comar, un « miroir mortifère » : il l’analyse en regard de la représentation de l’art primitif, que figure de manière plaisante une grande statue de Paul Richer, Le Premier artiste modelant un mammouth,1890. Il relève le parallèle entre la recherche des origines en biologie et la déconstruction formelle en art théorisée dans le Cours d’anthropologie appliqué à l’enseignement des beaux-arts de Charles Rochet (1869). Cette régression vers un monde sauvage, voire barbare, que représenterait l’art préhistorique – un art encore plus imaginaire que réel, puisque l’art des cavernes n’avait pas été mis à jour, est comparable à celui des enfants et des sauvages. Darwin insistait sur l’origine de l’espèce humaine réduite à une forme de vie atavique, ce qui permet d’introduire le thème de la dégénérescenc, qui aura un usage détestable appliqué à l’art : l’idée en était que le primitif reste toujours latent sous les formes culturelles acquises. L’homme n’est donc jamais vraiment sorti de l’animalité qui l’habite comme sa part maudite. L’élan vital de l’évolution, qui, dans un sens bergsonien, serait compris comme une progression créatrice, s’accompagne nécessairement d’une chute à rebours qui l’entraînerait vers sa « face sombre : dégénérescence et extinction », représentée par des œuvres de Munch. .