Les panoramiques polyphoniques,

Projection d’un monde intérieur ou apaisement d’une clarté dans la nuit solitaire de l’altérité mentale dont il souffre, les photographies d’Albert Moser exposées à la galerie de Christian Berst jusqu’au 21 juillet 2012 « Life as a panoramic », questionnent au-delà de la taxinomie de l’Art Brut. Peut-on s’abandonner à la beauté d’une vision singulière d’une réalité que l’artiste fait sienne sans connaître le secret de son existence troublée ?

Gestes animés par une maladie dont on connaît aujourd’hui mieux la symptomatologie, l’autisme, Albert Moser a pratiqué la photographie dès l’âge de 32 ans. Né en 1928 à Trenton, dans le New Jersey, il vit jusqu’à l’âge de 60 ans avec ses parents. En 1948, à son retour de son service militaire dans les forces d’occupation américaines au Japon, il multiplie les « petits boulots ». En 1960, il s’inscrit à un cours de photographie à l’Ecole des arts industriels dans le cadre du projet de reconversion des anciens GI américains. Il se rêve photographe. Au début des années 70, il commence à réaliser des panoramas photographiques des lieux qu’il aime visiter, dans la banlieue sud newyorkaise. Catharsis ?

Billet d’entrée de plain-pied dans le monde de la « normalité », l’invention de Niepce permet-elle à Albert Moser d’atténuer son altérité dans sa relation au monde ? L’imagine-t-on promeneur solitaire ? Il travaillait toujours de la même manière…repérait un lieu proche de chez lui, paysages urbains, fête foraine, bord de mer, lieu d’échange et de rencontres potentielles, plaçait son appareil sur un pied, et prenait son cliché. Geste simple et immuable. Il tournait alors son appareil. La boîte noire enregistrait ce monde auquel il n’accédait que d’une manière autre. Cette « réalité » photographiée, coupée de lui, il la découpe à son tour et la quadrille. Il assemble alors les différentes photographies qu’il a pris soin de faire développer dans un laboratoire, avec des morceaux de ruban adhésif de masquage ou du scotch apparents. Chaque prise de vue se trouve donc « liée » à la suivante. Il construit ainsi des panoramiques. Autant de témoignages de l’évolution architecturale de notre époque. Albert Moser a créé plus de 300 panoramiques. Les paysages photographiés deviennent déjà intérieurs et familiers.

Projection de son univers intérieur ? Pulsion apaisée d’une maladie
dévastatrice ? Systématisme du geste sûr. Albert Moser déplace l’appareil de quelques mètres et reprend un cliché. La réalité serait-elle « complète » sans cette reconstruction « chimérique », ce point de vue singulier ? Réalité fractionnée. Au dos des clichés, Moser prend soin d’écrire au stylo bille le type d’appareil photographique utilisé, parfois un Pentax, les dates et lieux, les circonstances. Cette prise de notes méticuleuse ancre dans le réel cette prise de lumière d’un monde qu’il s’était enfin réapproprié sans le nommer. Ses panoramiques ne portent en effet aucun titre.

Embraser d’un seul regard ce monde tel que l’on ne peut l’apercevoir sans faire un tour complet sur soi. Un « tout-voir -d’un-seul-regard » rêvé. Jeu d’enfant qui se grise en tournant plusieurs fois sur lui-même les yeux fermés et qui les ouvre grand quand il atteint l’ivresse. Panoramique de 360° à 380°.
Cri d’une solitude, d’un enfermement ? Ville fantôme, ville « désertée », peu de personnages sont en effet présents sur les panoramiques, fête foraine colorée, scène estivale de bord de mer, panneaux de paysage urbain aux lettrages comme autant de messages, de signes d’un passage, d’une civilisation. Ce monde, dont il ne fait partie ou du moins autrement, il nous le montre avec la poésie « maladroite » car nécessaire, car non sublimée d’un homme mû par une vitalité différente.

Cette ville fantôme à d’autres moments est habitée par des personnes bien « réelles » toujours de dos, foule sans visage …Il suit une passante que l’on retrouve sur plusieurs clichés d’un même panoramique sans titre de 1995. La jeune fille est rousse. Elle porte un gilet bleu et parle avec d’autres passants. Albert Moser étire l’espace, décompose le temps comme si ses prises de vue successives étaient une pellicule déroulée. Film réinventé.
Une autre jeune femme, vêtue d’un T-shirt rouge, portant une casquette bleue, surprise près d’un kiosque à jouet à une fête foraine, sans titre de 1993, se retrouve face à elle-même dans un espace-temps différent.
Les lieux choisis sont souvent une invitation au voyage. Bureau de vente de tickets de ferry, voiliers ancrés au port, rames de métro à quai, voitures garées devant un Holiday Inn…Moyen de transport…Lieu d’entrée pour une partance. Cet ailleurs souhaité… Là tout ne serait qu’ordre et beauté, luxe, calme, volupté… Catharsis.

Le secret de son existence serait-elle dans le montage quasi-enfantin de ses panoramiques ? Le ruban adhésif n’est jamais caché…Secret d’une déchirure reconstruite. Matérialisation d’un trou noir entre deux prises, entre deux photos : être révélé, regard matérialisé noir, absence à l’autre ? Présence à soi ? Les silences sont nécessaires aux mouvements de musique. Les fragmentations aux panoramiques. Ils deviennent alors polyphoniques. Voie de l’altérité oblique. La réalité de la maladie est rugueuse. Besoin d’apprivoiser cet « autre » soi dans une empreinte lumineuse.
Se préoccupait-il seulement d’un regard extérieur à lui, en la présence d’un spectateur ? Avait-il seulement conscience qu’il matérialisait un monde de silence symphonique ? Réminiscence d’une rémanence ?
Aujourd’hui âgé de 84 ans, il dessine et vit dans un foyer pour personnes âgées…Ses dessins sont géométriques, symétriques, colorés. Mandalas incantatoires, peut-être à une existence troublée d’altérité.