Les paysages de Jürgen Nefzger, acteurs ou témoins ?

Sous le titre « Hexagone », le photographe allemand Jürgen Nefzger présente la synthèse de son travail sur les paysages de France, son pays d’adoption depuis bientôt vingt ans. Divisée en deux fascicules séparés, « 1. Le paysage fabriqué » et « 2. Le paysage consommé », cette publication représente le condensé d’une recherche picturale s’étant étendue sur plusieurs années et nombre de lieux où le photographe a séjourné et vécu. Avec cette sélection d’images dont le nombre dépasse quelque peu la centaine, et le choix de leur présentation, Nefzger résume de manière convaincante sa vision engagée, nuancée et résolument contemporaine du paysage qui est depuis longtemps le principal sujet de son oeuvre photographique.i

La notion de paysage existe dans la langue Française depuis le milieu du XVIe siècle. Elle désigne d’abord un site dans la nature qui se présente sous forme de vue à un observateur. Le paysage ne représente donc pas l’ensemble de la nature mais un détail, une « partie d’un pays » selon le dictionnaire. Puis, cette « partie d’un pays » n’est pas arbitraire, comme l’indique la notion synonyme de site, elle correspond à une place, une position, voire à une situation ou une configuration. Par conséquent, elle nécessite un vis-à-vis avec un observateur qui la contemple et la constitue par son regard.

Depuis, le mot paysage n’est pas seulement utilisé pour désigner la « partie d’un pays » définie par le regard d’un observateur, mais aussi la représentation picturale de cette vue. Le paysage fait alors son entrée en peinture et y connaîtra une ascension historique. D’abord simple figurant en arrière-plan, il aboutira, au bout d’un siècle, à la création d’un nouveau genre, la peinture de paysage.iiDésormais, il s’adresse à un spectateur et l’incite à une déambulation imaginaire dans les espaces paysagers représentés. Très souvent, il s’agit d’une représentation de lieux qui ne sont pas nécessairement réels, c’est-à-dire existants, mais qui sont accessibles au spectateur à travers le regard et l’imagination.

La notion de paysage est une construction complexe. Plus qu’un reflet du monde extérieur et de la nature environnante, le paysage forme un espace de projection par excellence et reflète différentes visions et conceptions, artistiques et politiques, que notre civilisation a imposées à la nature à travers les siècles.

Au début des années 1990, quand Nefzger s’installa en France, le paysage connût une véritable renaissance, de nombreuses expositions et publications, notamment en Allemagne et dans les pays Anglo-saxons, montrent que la notion de paysage est reconsidérée.

Dans l’introduction d’un ouvrage intitulé « Paysage et pouvoir », qu’il édite et publie en 1994, l’historien d’art américain W. J. T. Mitchell distingue deux courants majeurs dans la considération du paysage. Selon le premier, qualifié de contemplatif, la lecture d’un paysage se fait sur la base de l’histoire de la peinture, tandis que pour le second, qualifié d’interprétatif, le paysage est une allégorie dont la signification psychologique ou idéologique se déchiffre selon les méthodes sémiotiques et herméneutiques. Le premier est associé au modernisme et le deuxième au postmodernisme.iiiLe projet de Mitchell était de joindre ces deux lectures en une nouvelle approche qui, au lieu de demander ce que le paysage est ou ce qu’il signifie, pose la question à savoir ce qu’il fait. Autrement dit, au lieu de considérer le paysage comme un objet à contempler ou un texte à interpréter, Mitchell y voit un procédé formant des identités sociales et subjectives et interroge son identité en tant qu’acteur culturel. Pour articuler cette démarche il propose de transformer le mot paysage de substantif en verbe.

Quand on regarde sur une carte, les frontières françaises rentrent effectivement plus ou moins dans la forme géométrique d’un hexagone régulier qui le délimite sur trois côtés de la terre et sur trois côtés de la mer. Ce signe qui peut paraître comme une manière plutôt formelle de parler de la France, est devenu son emblème, doté d’une grande charge symbolique et émotionnelle. C’est une entité abstraite qui, d’un côté, désigne un territoire géographique, et qui, d’un autre côté, représente toute une identité nationale. Sur ce niveau de lecture, le paysage est encore un lieu de projections, il reste témoin. Mais déjà dans les titres des deux volets de l’ouvrage, « Le paysage fabriqué » et « Le paysage consommé », Jürgen Nefzger passe à l’action et propose deux lectures distinctes et entièrement indépendantes de ce même espace géographique et culturel. La séparation des fascicules se manifeste et dans le contenu et dans la forme des images, ainsi que dans leur présentation et il est évident qu’elle relève d’une volonté artistique et exprime un regard différencié et complémentaire.

Sous le titre de « paysages fabriqués », Nefzger a assemblé des prises de vue issues de ses recherches sur l’urbanisme. Le rendu objectiviste et documentaire de ces images en noir et blanc correspond bien à l’idée d’une vue d’ensemble et crée une certaine uniformité des tons et des formes dans l’image. L’effet de synthèse que produit la photographie noir et blanc et qui permet de distinguer formes et structures, rappelle étrangement la vision sommaire d’un paysage dans un miroir de Claude. Ce vieil instrument optique permettait déjà aux peintres de la Renaissance de regarder la vue du paysage qu’ils souhaitaient représenter non seulement projeté dans un petit cadre, mais, en plus, de voir les couleurs et effets lumineux atténués. En distinguant ainsi les formes et les masses, le petit miroir de poche servait pour choisir le cadrage et travailler la composition du tableau.

Mais il ne s’agit pas ici de la construction d’un tableau de paysage idéal à partir de différents morceaux de paysages réels observés dans la nature. Comme souvent, le choix des mots est traître : les bâtiments qui ornent les jardins anglais et qui sont pour la plupart des copies miniatures de grandes architectures s’appellent aussi des « fabriques ». Ils s’élèvent à des endroits précis dans le paysage afin de créer des « tableaux » pittroresques que les visiteurs contemplaient à partir d’un point de vue précis sur leur chemin à travers le jardin. Or, c’est bien nous qui le fabriquons, le « paysage fabriqué » et c’est Jürgen Nefzger qui nous tend le miroir. Est-ce que nous sommes contents du résultat ? Nefzger, lui, semble indifférent sur l’autoportrait qui introduit le premier volume. Allongé dans son transat qu’il a posé sur l’Axe Majeure à Cergy, les pieds posés sur une glacière, il étudie les pages du journal « L’Équipe » à travers ses lunettes de soleil, en buvant des bières et en mangeant des hamburgers.

Depuis l’Antiquité, les hommes ont construit des jardins pour domestiquer la nature et la dérober de son côté dangereux. Mais aujourd’hui, nous exerçons une emprise beaucoup plus large sur la nature. Notre influence sur le paysage se situe à une autre échelle. C’est cette rupture de l’échelle et le déséquilibre qui s’installe qui se tracent sur les images.

Les photos des zones industrielles et des forêts de panneaux au bord de la route montrent une architecture soumise au régime de la communication visuelle et font écho à l’analyse du paysage urbain de Robert Venturi dans « Learning from Las Vegas ».iv Venturi avait constaté le changement radical dans la conception de l’espace entraîné par la prépondérance du signe face à une architecture en train de devenir un pur symbole dans l’espace. L’organisation de l’espace se détache alors de toute logique spatiale et s’aligne selon des séquences correspondant au langage des signes qui n’est finalement rien d’autre que le langage de la consommation. Le paysage, nous le fabriquons, mais nous le consommons également.

Dans les photographies couleur du deuxième volume, « Les paysages consommés », Nefzger adopte un regard rapproché et focalise des détails qui, souvent, jouent le rôle de repoussoir. Le paysage consommé est certes le portrait de notre société de consommation, mais c’est surtout un paysage consumé, employé et usé.

En 2006, Jürgen Nefzger voit son travail sur les paysages des centrales nucléaires, « Fluffy Clouds », doté du Prix public du Jeu de Paume et remporte peu de temps après le Prix du personnel de Neuflize-Vie avec une autre série d’images.

Ce double plébiscite, si l’on peut dire, correspond bien à son image de « photographe de proximité ». Mais néanmoins son regard se construit dans une certaine distance à son sujet.

C’est d’abord la distance discrète dans le nouveau regard de l’étranger, à la fois intéressé et curieux, et ensuite celle, bienveillante, d’un observateur attentif et concerné.

Il ne s’agit pas d’un éloignement, mais d’une ouverture qui est constitutive pour le paysage. Le fait même que nous pouvons considérer une image comme paysage implique une distance réelle vis-à-vis du motif représenté. Ce double mouvement de retrait et de rapprochement, voire de rencontre, se présente sous forme de passage ou de seuil et marque la distance du regard. « Pour créer un paysage, dit Jeff Wall, il est indispensable de se retirer à une certaine distance – assez éloigné, pour se détacher de la présence immédiate d’autres personnes (figures), mais pas aussi loin de perdre la capacité de les apercevoir comme des acteurs dans un environnement social. »v

Le grand thème qui surgit dans les paysages est l’environnement. Les images posent des questions dérangeantes et expriment un profond malaise qui est partagé par beaucoup de personnes. La conscience de la fragilité de la situation écologique, désormais globale, vient se heurter à la quête personnelle de spiritualité et la vision romantique du paysage. L’évidence du danger de vie latent fait que toute projection dans l’au-delà rentre dans l’ordre du dérisoire ou de la fuite.

Le photographe nous montre une vision peu commode du monde dans lequel nous vivons. Nous avons adopté l’attitude de regarder ailleurs. Quand nous partons en vacances au bord de mer, c’est la mer que nous regardons et non pas les poubelles, les parkings, les forêts de panneaux le long de la route. Nous les voyons aussi, mais pour nous, ils ne font pas partie du paysage. Nefzger montre toutes ces choses que l’on préférait ne pas voir. Nous nous obstinons souvent à regarder ailleurs avec une sorte de résistance passive, évasive, tout comme Bartleby, figure emblématique dans l’oeuvre d’Hermann Melville. Généralement, nous aussi, nous « aimerions mieux pas » voir la face cachée, cette zone floue, qu’est le revers de la médaille du progrès et de l’industrialisation. Nefzger, dans l’autoportrait au début du fascicule, cache sa tête dans un seau en plastique, tout comme les enfants, qui croient se cacher en mettant juste leurs mains devant les yeux.

Le regard du photographe est à la fois celui du témoin et de l’acteur. Mais les rôles sont interchangeables, le spectateur est lui aussi à la fois observateur et acteur. Comme pour le rappeler, Nefzger donne en début de chaque volume une image qui le montre lui-même, mis en scène, dans l’espace qui fera ensuite l’objet de ses prises de vue, avant de disparaître du champ de vision. Ce préambule sous forme de « Jürgen Nefzger fuit hic » viest certes un hommage à la peinture et à l’enjeu de la représentation picturale, mais c’est aussi un clin d’oeil qui crée une proximité, voire une complicité de regard tout en dépassant le comique de la situation. Nefzger veut faire des images de contemplation et donner au spectateur le temps de découvrir les détails et les éléments qui donnent le sens : « J’aime proposer à mon spectateur un lieu d’émotion esthétique allié à des interrogations conceptuelles ».viiNon seulement il réussit son pari, et ses images combinent histoire de peinture et analyse sémiotique, mais elles constituent une démonstration picturale pertinente et personnelle à savoir que fait le paysage.