Les peintures de Jean-Luc Guérin se présentent comme de fragiles affirmations. Le déclaratif du geste qui les installe est immédiatement suivi d’une biffure qui maintien l’espace du tableau dans un entredeux sensible. Les œuvres exposées à la Galerie Paradis (Marseille) sont récentes, elles ont été travaillées à Barjols (Var) en 2011 et 2012. En rentrant dans l’exposition, la sensation qui domine n’est pas la couleur mais la lumière. Chacune des peintures rayonne dans une luminosité singulière due à la superposition de fines couches de teintes parentes. Les toiles ne sont pas grises, des affirmations rouges, vertes ou jaunes apparaissent ici ou là. Pourtant les gris colorés subtils, souvent très différents, dominent. Cela peut même aller de gris sombres jusqu’à un recouvrement blanc étincelant au centre de l’œuvre portant le titre Dans l’œuf (2011).
La fabrique du tableau se donne à voir dans l’extériorisation d’un volontaire inachèvement. Les traces ou les coulures ne se cachent pas et surtout les rubans adhésifs ayant servi au masquage de certaines parties restent présents, parfois même très présents, agglomérés à la matière picturale acrylique. Cet inachevé fascine le regardeur attentif qui participe après coup, par son regard explorateur, à l’infini définitif de la peinture. Les manques, les précarités, les biffures, les effacements partiels exercent sur les spectateurs une attraction troublante. Ils peuventt regarder de nombreuses fois le tableau sans jamais avoir l’impression d’une contemplation aboutie. L’affaire n’est pas nouvelle, dans L’œil écoute, Claudel écrivait déjà : « Nulle part, devant un tableau de Rembrandt, on n’a la sensation du permanent, du définitif : c’est une réalisation précaire, un phénomène, une reprise miraculeuse sur le périmé. » Oui, une part du bonheur partagé dans la découverte des peintures de Jean-Luc Guérin est dans cette précarité assumée.
Le registre plastique de cet artiste est multiple. On a souligné sa maîtrise de la couleur, à la fois comme matériau et pour son pouvoir rayonnant et créateur de lumières, mais les œuvres de Jean-Luc Guérin sont aussi riches d’interventions graphiques manuelles. Les tracés fins au crayon graphite ou directement inscrits avec le tube de couleur sont jetés avec vigueur dans le frais de la peinture. Qu’ils pénètrent dans les couleurs du fond ou qu’ils s’en extraient spatialement, ces marques ténues installent un contrepoint structurant dans les étendues de couleurs étalées. Les deux gestes de la main, soulignés par Roland Barthes, se retrouvent ici : la paume qui étale et l’ongle qui incise. Le pinceau ou les instruments graphiques n’étant que des substituts des particularités du corps premier. La prolongation habituelle du geste graphique traçant conduit quand il est maîtrisé à l’avènement de l’écriture.
Jean-Luc Guérin intègre presque toujours des mots, des phrases, ses signatures, à ses œuvres. Ces graphies crayonnées sont à apprécier pour leur présence visuelle plus qu’à lire. C’est du visible difficilement lisible. Dans la partie supérieure de la toile Vie en bleu, des mots forment une ligne. La compréhension du sens est quasiment impossible car le ruban adhésif qui occupait initialement la partie inférieure des lettres a été enlevé. L’auteur s’est fait ôteur. Tout comme la peinture, toujours sous la menace d’un recouvrement ou d’un effacement (effet palimpseste), l’assomption de l’écriture est momentanée. Par ces graphies biffées, l’artiste nous rappelle que les mots tracés, et donc aussi les significations, sont éphémères.
Jean-Luc Guérin travaille ses œuvres de manière abstraite, sans souci de représentation mimant quelque espace réaliste. Cependant celles-ci recèlent souvent la présence d’éléments que l’on pourrait dire figuratifs puisqu’ils sont nommables. De la fange sédimentaire de la peinture sortent, en un mouvement spiralé, des fleurs de couleur comme dans Game over (2012). Contrairement à ce que le titre pourrait laisser entendre le tableau est très vivant : au bout de tiges très fines se balancent cinq taches de couleurs ocre jaune. Elles ont résisté à la tentative d’effacement du centre de la toile par un carré blanc. Dans d’autres peintures les surcharges du centre de la composition font disparaître une forme centrale, sans doute une figure humaine qui, un temps durant, a pu manifester une présence. Mais comme on l’a laissé entendre ici la singularité de l’art de Jean-Luc Guérin est dans ce double mouvement continuel : apparition et disparition. C’est comme cela qu’il affirme une présence d’artiste singulier : j’existe comme créateur, j’ai face, parce que constamment dans mes peintures, j’efface.