Frédéric Pouillaude s’attache dans ce livre à définir à travers des oeuvres de différentes disciplines la notion de documentaire.Il intervient en philosophe de l’art selon la discipline qu’il a enseigné à la Sorbonne avant de le faire aujourd’hui à l’Université d’Aix Marseille, de ce fait il opère un léger déplacement de perspective par rapport à une simple position de critique d’art, en s’appuyant sur des concepts avant que sur des oeuvres.
Pour situer le contexte de son approche il dresse en ouverture du livre une liste d’oeuvres et d’évènements de 1922 à nos jours, elle s’ouvre sur le film Nanouk l’Esquimau de Robert Flaherty et recense des créations en littérature, cinéma, photographie, bande dessinée , théâtre et danse. Il justifie le choix de ce créneau temporel en rappelant que le terme documentaire ne qualifie des oeuvres qu’à partir des années 20 et ne devient une catégorie esthétique reconnue que dans la décennie suivante. Il reconnait aussi à sa sélection le caractère lié à la violence humaine, historique, politique, sociale ou individuelle , justifiant ce lien « La mort d’un individu, comme d’un million, active un point de partage absolu entre fiction et réalité. ». A partir de ces présupposés il commence par définir de façon abstraite son concept de représentations factuelles.
Il décline ainsi six thèses évoquant les représentations comme des objets publics , qui peuvent être des évènements ; ce sont des artefacts relevant d’une intention et d’un projet. Il oppose alors représentation et présentation. Son objet est toujours absent, il peut être réel ou non réel ( mensonges ou erreurs ) ou proprement fictif ce qu’il qualifie de feintise ludique. Dans le retour aux oeuvres il considère qu’une fiction peut tout à fait représenter des objets réels, il cite biopics, théâtre historique, docu-fictions, romans adaptant des faits réels. Dès lors il peut assumer sa définition de représentation factuelle : « qui représente (ou vise à représenter) un objet réel par des moyens non-fictionnels ».
Pour illustrer le rôle complémentaire des deux outils qui peuvent nourrir le documentaire : enregistrement et témoignage il s’appuie sur le livre Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration d’extermination nazis de Clément Chéroux et d’ouvrages mixtes comme le Let Us Now Praise Famous Men de James Agee et Walker Evans ou plus récemment Un camp pour les bohémiens de Mathieu Pernot. Du côté de la littérature factuelle sa définition permet à l’auteur de classer aussi bien le De Gaulle des Mémoires de guerre que Lévi Strauss ou Derrida, Barthes ou Blanchot, et quant aux genres historiographie, reportage ou récit mais aussi essais critiques, philosophiques ou scientifiques. Il généralise ensuite son approche avec cette définition : « Un document est une trace qui emmagasine de l’information et et qu’un usage second instaure comme preuve ou indice. »
Un autre chapitre s’ouvre sur la définition des oeuvres documentaires comme non fictionnelles mais partiellement factuelles par l’entremise d’ enregistrement, de témoignage ou de document. En introduction il cite en exemple Profils paysans de Raymond Depardon, Tableau de chasse de Gilles Saussier ou l’Instruction de Peter Weiss.
Tandis que le cinéma dès les années 30 trouve une autre voie entre fiction et actualités la photographie montre son antériorité. Ainsi des théoriciens du cinéma comme André Bazin ou Siegfried Kracauer saluent l’influence liminaire de la photo sur le film. Alors qu’on s’attend à des exemples d’oeuvres photo-documentaires l’auteur se contente d’évoquer les diverses théories élaborées dans les années 1980 du ça a été de Roland Barthes aux questions d’icônes indicielles avancées par Rosalind Krauss, Philippe Dubois et Jean-Marie Schaeffer. L’analyse de l’essai d’Olivier Lugon est l’occasion de prolonger son approche par l’apport récent du sériel et de l’éditorial et d’évoquer des livres comme ceux de François Maspero avec Anaïk Frantz, Notes de Depardon ou l’oeuvre de Giles Saussier. L’ édition permet aussi d’aborder la bande dessinée avec ce monument qu’est Maus d’Art Spiegelman.
Pour qualifier ces pratiques filmiques au terme cinéma vérité a été préféré le terme cinéma direct. Les exemples de films documentaires sont heureusement plus nombreux que l’auteur classe suivant trois catégories, la mise en scène de soi, les réenacments et et les actions extra-cinématographiques. D’autres exemples nombreux abondent pour illustrer la question de la littérature factuelle. Il classe ces productions autour des axes de l’écriture du témoignage rétrospective qui réunit les récits de rescapés, les récits d’enquête et les récits historiques . C’est l’occasion de citer les livres de Svetlana Alexievitch sur la société soviétique, ceux de Jean Hatzfeld sur le génocide rwandais ou les approches plus contemporaines de divers sujets par Jean Rolin ou Philippe Vasset que je classerai plus volontiers dans les fictions documentaires.
Un avant dernier chapitre explore les performances documentaires, entre asssertion, jeu et documents, il met en avant des oeuvres moins connus comme Rwanda 94 du collectif belge Groupov . Il peut s’agir de conférence scénographiée comme L’impossible neutralité au sujet de la Palestine ou de ce que les italiens nomment teatro-narrazione ainsi Corpo di stato de Marco Baliani sur l’assassinat d’Aldo Moro ou ce que les anglais considèrent comme verbatim theatre tel John du chorégraphe Lloyd Newson. Dans la performance de documents visuels l’exemple le plus significatif est L’instruction de Peter Weiss qui s’appuie sur les actes du procès de Francfort en 1965 à propos d’Auschwitz.
Une rapide conclusion tente d’ouvrir à la question d’un nouveau réalisme , terme trop connoté dans l’histoire de l’art auquel il préfère substituer son approche longuement étudiée des représentations factuelles. L’intérêt de cette terminologie est de s’appliquer à de nombreuses créations contemporaines qui ne sont pas toujours abordées ici.