Le thème de l’exposition, « La vérité n’est pas la vérité », est d’une part témoignage immédiat du contexte politico-médiatique exprimant la défaite de la pensée du même et de l’autre et des failles de la gouvernance démocratique ; d’autre part mémoire et histoire des discours et des pratiques d’exclusion des femmes, qualifiées de faibles d’esprit, d’ensorceleuses ou de sorcières.
Les artistes, les marginaux, les femmes, tous ceux et celles qui expriment la différence et l’étrangeté du quotidien, qui contestent la normalité, ont été les premières victimes de la vérité et de la science imposées. Invitées par Caroline Cournède, les œuvres de Meris Angioletti, Nina Canell, Ilanit Illouz, Jonathan Martin, Marijke de Roover et Gaia Vincensini libèrent la parole de ces « sorcières » actuelles qui mettent en doute une vérité qui n’est pas la vérité.
L’exposition croise ainsi l’actualité des rejets de liberté au nom de la norme, les contes et les mythes, anciens et modernes, et les histoires de temps, pas toujours lointains, où les plaidoiries à charge et les procès en sorcellerie traquaient et éliminaient tous ceux et surtout toutes celles qui vivaient leur singularité. Il n’est pas anodin que persiste, tant dans le registre argotique que dans le discours politique, la qualification discriminante de « sorcière », dès lors que le débat s’échauffe autour des questions d’identité sexuelle, de libre exercice par les femmes de leur corps, de procréation ou même d’attention à la vie naturelle contre les aveuglements scientifiques et économiques.
« Pourquoi sorcières ?
Parce qu’elles dansent.
Gonflées de révolte fulgurante, de colère bouillonnante, gonflées de désir, elles dansent sur la lande sauvage des danses sauvages.
[…] Parce qu’elles dansent.
[…] Parce qu’elles vivent.
Parce qu’elles sont en contact direct avec la vie de leur corps, avec la vie de la nature, avec la vie du corps des autres.
[…] Sorcières comme un point d’ancrage historique, immense révolte politique du passé, sans doute, mais aussi et surtout comme un mouvement présent essentiellement tourné vers l’avenir. »
Alors, plus ou moins cinquante ans après les mots de Xavière Gauthier, qui ouvrent l’exposition, et le manifeste W.I.T.C.H. – « La Sorcière est dans toutes les femmes et dans tout. C’est le théâtre, la révolution, la magie, la terreur et la joie » – les sorcières sont-elles de retour – « Tremate tremate le streghe son tornate » -, comme l’extériorise aujourd’hui le Witch bloc ?
Le parcours de l’exposition est ainsi hanté d’un chant vital et d’une exigence de colère dont la modernité ne cesse de remettre en cause les avancées. Ponctuant les salles, le constat en est dressé sur des tableaux imputant à forfait, en une série de sentences brèves non hiérarchisées, de l’Europe d’Ancien Régime à l’Amérique de Donald Trump : situation discriminée des femmes dans la société, l’économie, la politique, les mentalités et le monde de l’art ; violence exercée contre elles, dès l’enfance ; images et propos dégradants à l’égard de l’idée même de féminité ; causalités fictives établies entre crimes de sorcellerie, sexualité et droits à la contraception et à l’avortement.
Dans Les dolines, Ilanit Illouz expérimente sur une multitude de supports (papier intissé, calque, papier japonais) les écarts entre les dimensions indicielles de la photographie et le rendu approximatif de l’image travaillée par le sel. La technique – métaphores de l’histoire de la photographie et d’une région historiquement contestée, le désert du Neguev (formations de poches de sel et de gisements de bitume de Judée) -, investit le corpus d’images, fossilisées par le sel, d’un jeu multiple de couches et de strates – chimiques, techniques, géomorphologiques, archéologiques, historiques, narratives -, d’une densité sensible de mémoires et d’absences sans réponse imposée.
Un chaudron, un empilement de sacs de ciment, Perpetuum Mobile de Nina Canell. L’eau, activée par des vibrations sonores, s’échappe en une légère brume qui, peu à peu, imperceptiblement, imprègne et solidifie le ciment. Dans la cinétique invisible de la proximité et des influences fortuites et maîtrisées de l’environnement, de l’immatériel au matériel, de l’intangible au tangible, la matière est pensée comme processus, comme une transmutation instable, un essai réel et fictif de simulation temporelle, entre banalité et hasard, assujetti à l’expérimentation imaginative du visiteur.
Accrochés sur le mur blanc, quatre dessins de Gaia Vincensini, noir et blanc et couleur, encre de Chine et aquarelle, Mémoire collective et Sorcières descendant sur Genève ; suspendus, l’habit et l’instrument d’une performance, Story teller et Swiss music, un tablier en coton brodé et un carillon en airain composé de trois clés disposées en étoile, association de la clef d’or des armoiries de Genève, symbole historique des libertés et franchises et du logo de l’Union des Banques Suisses, sécurité, confiance, discrétion. Performeuse, l’artiste serait-elle, sinon une émanation, au moins l’interprète de la sorcière d’aujourd’hui ? Celle qui dérange l’ordre de la marchandise, celle qui déroge au secret des transactions financières, celle qui émancipe du piège et de la mystification des rêves, des centres commerciaux et des institutions culturelles ?
Les dessins de Gaia Vincensini, dans la représentation traditionnelle des sorcières, chapeau pointu, vol sur un balai, sabbat au clair de lune, peuvent bien sûr convoquer l’attrait actuel pour les sorcières, dans les pratiques festives, la littérature, le cinéma, les séries télévisées ou le jeu vidéo. Mais, dans la mémoire collective, dans l’histoire, celles des procès en sorcellerie à Genève au cours des XVIe et XVIIe siècles, la portée est plus grave. Elle se fait dénonciation de ceux qui, hommes de pouvoir et de religion, imposaient par la force leurs certitudes du savoir et de la science véritable, elle pointe peut-être avec ironie la commémoration dérisoire des crimes anciens par l’attribution d’un nom de rue à la dernière « sorcière » exécutée. Aujourd’hui la tyrannie, l’appartenance et le rejet, ont aussi la figure anonyme des banques et des marques internationales qui corsètent l’individu, le font rêver et le broient : dans la ville de Genève, dessinée par Gaia Vincensini, les tours des architectures médiévales survolées par les sorcières portent logos et sigles des marques ; du chaudron des quatre sorcières s’échappent les vapeurs sulfureuses des mêmes marques.
Un autre sigle apparaît sur le vêtement de quatre sorcières, LGG$B, le nom du collectif de femmes artistes fondé par Loren Kagny, Gaia Vincensini, Giulia Essyad et Sabrina Röthlisberger, le symbole d’une sororité, d’une expérimentation partagée, d’une collaboration amicale, dans le monde enchanté de la marchandise qui fragilise l’individu, le prive de son libre arbitre et rompt les liens de solidarité. Ainsi sont les sorcières.
Présentés en pendant, deux films de Jonathan Martin, Runes Frise et Geli, couleurs et noir et blanc, proposent dans une poétique du passage une double fiction d’actions quotidiennes et plus ou moins mystérieuses, préparation pour une cérémonie et confection d’un gâteau, itinéraire parisien et collage où s’entremêlent diverses références aux sorcières, objets, recadrages d’enluminures médiévales (exécution de sorcières tirées des Chroniques de France, bain de Tristan…), reproduction d’œuvres célèbres (La sorcière d’Albrecht Dürer, Nus sur la plage de Paul Delvaux…), portrait de la reine Elizabeth II par Cecil Beaton… Autant de possibilités de récits fondés sur les rencontres et les interactions d’images en écho.
L’art, les artistes ont-ils le pouvoir, et la responsabilité, de contribuer au changement social en proposant un vocabulaire qui défie la normativité et ouvre sur l’inconnu ? Entre performance et caméra miroir, les vidéos saturées de Marijke De Roover, dans lesquelles elle interprète, superpose et croise images, textes, musique et chanson, fouillent la question.
Tournée au Brésil, Cosmic Latte, une référence à la « couleur café au lait de l’univers », invite à un examen de conscience esthétique de notre rapport à la religion et au sacré, à la mise en doute des prothèses culturelles et économiques, à la mise à l’épreuve des convictions, des dogmatismes et des superstitions dont la valeur principale est d’être héritée. La quête du sens de la vie, la navigation à travers les différentes expériences religieuses, l’esprit libre de suivre ses rêves restent une question ouverte : « YOLO » , « Be your own dystopic future ».
Dans The Eggcellent Adventures of Marijke de Roover, performance et conférence filmées en comédie musicale, l’artiste défie la normativité en contant et chantant la revendication personnelle et politique d’une maternité séparée de la sexualité, remettant en question tant le féminisme et la famille hétéronormée que l’éthique de la reproduction : « Repenser la féminité à travers le prisme de la fertilité et de la maternité (queer) […] Décider de devenir mère est donc un choix politique. Pas une donnée naturelle ».
Inventées lors des procès pour sorcellerie, codifiées par le traité des inquisiteurs dominicains dans le Malleus Maleficarum, les croyances dans le pouvoir et les actes des sorcières ne sont-elles que fantasmes masculins ? Leur réinvestissement féminin dans la littérature gothique n’est-il pas une voie pour explorer la manière dont les femmes se perçoivent, dont elles vivent leurs pulsions, leurs désirs, leurs peurs au regard de mémoires sédimentées dans des sociétés toujours peu tolérantes sur la féminité ? Avec ses meubles et son papier peint en écho à Virginia Woolf, l’installation performance de Meris Angioletti se présente à la fois comme un espace domestique, une chambre à soi et comme la mémoire, en croquis d’audience, d’un cercle de lecture nocturne – un sabbat contemporain – où les participants et les participantes ont été invités à lire les œuvres d’écrivaines anglaises (Ann Radcliffe, Mary Shelley, Charlotte Dacre…) .
À travers ces histoires qui se croisent, se rapprochent ou diffractent dans des directions et des dimensions diverses, ces histoires de sorcières modernes qui parlent, qui photographient, qui chantent, qui explorent, qui expérimentent, qui luttent, qui se réunissent et créent des sororités, l’exposition opère un renversement sur la croyance en la vérité comme sur la vérité de la croyance, ouvrent les failles d’une partition du monde au dépend des femmes. Contre la barbarie et l’égarement du monde, la prochaine révolution sera-t-elle donc à l’horizon des sorcières ? L’exposition laisse la question en suspens.