Les strates de la mémoire : les paysages de Holger Trülzsch

« Ce n’est donc ni en architecte, ni en jardinier, c’est en poète et en peintre qu’il faut composer les paysages afin d’intéresser tout à la fois l’œil et l’esprit. »
René Louis de Girardin

Depuis de nombreuses années, l’artiste Holger Trülzsch explore de nouvelles problématiques artistiques autour de la notion de paysage à travers des approches conceptuelles et formelles singulières et des dispositifs d’installation protéiformes. Ces réflexions sont menées avec un fort engagement plastique et des références littéraires et philosophiques recherchées, comme en témoignent des œuvres comme les « Landschaftsschichtungen » ou plus récemment « Les paysages du Kairos » en collaboration avec Dominique Auerbacher.

Le Kairos ou l'instant liquide du paysage, inkjet 111 cm x 167 cm, 2014-2018, page 01
Le Kairos ou l’instant liquide du paysage, inkjet 111 cm x 167 cm, 2014-2018, page 01

Réalisée à partir d’apparition de paysages dans les traces du sol maculé de son atelier et présentée en 2021 au Luxembourg pendant le Mois européen de la photographie sous le thème de Rethinking Landscape (Repenser le paysage), cette œuvre in situ transforme l’image paysagère en interface sensible et intelligible.
Fascinée par la recherche permanente que Trülzsch mène depuis des années, Dominique Auerbacher évoque souvent les caractéristiques du travail de Holger Trülzsch, en particulier ses Strates de paysages, qui révèlent une approche unique de la mémoire et de la représentation du paysage.

Paysages du Kairos, Auerbacher & Trülzsch, installation II, recto verso, impression jet d’encre, 190 x 300 cm, Parc Villa Vauban, Luxembourg, 2021

Holger Trülzsch explique que l’idée des Landschaftsschichtungen lui est venue en 1985, alors qu’il réalisait divers projets sur le paysage. Il a commencé à dessiner des paysages observés dans les musées, remplissant ses carnets de croquis pendant plus de dix ans, jusqu’en 2008. Ce projet a donné naissance à environ 2000 dessins recto verso au format A4, où il entremêle les silhouettes et les structures de paysages issus de différentes cultures et époques. En jouant avec les irrégularités du papier, il crée des paysages imaginaires, inversant les lignes grises et blanches pour donner naissance à des atmosphères distinctes du même paysage. Ce processus, comme il aime le répéter, demande patience et attention, mais permet de redécouvrir des images enfouies dans la mémoire collective.

Holger Trülzsch, Lanschafts Erscheinungen, inkjet, 111 x 167 cm, 2014-2018, Auswahl page 1

En superposant plusieurs silhouettes, qui disparaissent dans un réseau de lignes de graphite, il recrée dans le voile grisâtre de cet enchevêtrement des contours de montagnes, de lacs et de villages, pour retrouver des images de paysages enfouis dans notre mémoire et pour percevoir selon l’expression de Theodor W. Adorno « le semblable dans le dissemblable ».

En 2021, Richard Milazzo, essayiste et poète, a pris connaissance de ce travail et a publié un recueil qui combine ses poèmes avec les dessins de Trülzsch, tout en se nourrissant de leurs échanges de courriels. La mémoire, thème central des Strates de paysages, est également présente dans d’autres œuvres de Trülzsch, comme ses installations Verlichtungen et Fire and Forget, ainsi que dans ses séries photographiques Mnémographies. Pour lui, la mémoire collective du paysage nourrit son imaginaire, lui permettant de créer quelque chose de nouveau à partir du passé, en s’inspirant des idées de Walter Benjamin sur le temps et l’histoire. Ainsi, Holger Trülzsch voit dans ses mnémographies une espèce de prolongement de la définition de Walter Benjamin du document photographique comme dispositif mnémotechnique à travers la présence des signes mémoriels sous forme artistique.

FIRE and FORGET, installation multimédia, CREDAC, Ivry_Paris, 1993

Chez Walter Benjamin, les images sont dialectiques dans le sens d’une relation ou s’entremêlent l’autrefois avec le maintenant et du neuf avec l’ancien.
Dans différents entretiens que nous avons pu mener avec Trülzsch, l’artiste évoque également ses souvenirs d’enfance liés à la nature, notamment à travers cette série, où il capture des images de sous-bois et de feuillage, associées à des moments de sa jeunesse. Il a en quelque sorte « inventé » le terme mnémographies, qui a été repris par le critique Jean-François Chevrier, ce qui témoigne de l’impact de son travail sur le milieu artistique, déjà à l’époque.
Plusieurs expressions se superposent dans ce travail très complexe où le paysage peut devenir une interface de démarches artistiques et littéraires dont la visualisation conceptuelle est le résultat d’une pensée sensible.

En partant de la peinture et de la gestualité d’un côté, de la philosophie et de la littérature de l’autre, ses mises en image paysagères dépassent les médiums pour devenir une installation voire une sculpture protéiforme.

Le recours à différents médias, mais particulièrement la combinaison du dessin et de la photographie a toujours été essentielle dans son travail. En dessinant souvent le lieu, la structure, l’objet avant de le photographier, il arrive à créer de nouvelles perspectives rendant d’après ses propres mots « ce qui pourrait être inintéressant en photographie, intéressant en dessin ».

En ce qui concerne ses inspirations, Trülzsch cite plusieurs artistes qui ont marqué son parcours, notamment Rudolf Schlichter, un peintre dadaïste dont il a été proche dans son enfance. Il admire également Hercules Seghers, un graveur dont les paysages imaginaires l’ont profondément influencé, ainsi qu’Alexander Cozens, qui utilise des taches d’encre pour composer ses œuvres. D’autres artistes, comme Didier Barra et François de Nomé, l’ont également inspiré par leur capacité à créer des villes irréelles. Enfin, il mentionne la technique chinoise du wapan, qui consiste à réutiliser des matériaux anciens pour construire de nouveaux murs, une approche qui résonne avec sa propre vision artistique.

Les références artistiques, littéraires et philosophiques ne manquent pas dans son travail. En s’intéressant aussi à la mise en abyme, à la distanciation brechtienne et aux questions benjaminiennes sur l’aura, il joue à travers ses « paysages reconstruits » aussi sur les notions du loin et du proche.

On peut dire qu’une grande partie de l’œuvre de Holger Trülzsch se distingue par une exploration profonde du paysage, où la mémoire collective et la mémoire personnelle s’entrelacent pour donner naissance à des créations uniques. À travers ses installations, dessins et photographies, il invite le spectateur à repenser sa relation avec l’environnement et à redécouvrir des images enfouies dans le temps.
Son approche artistique, nourrie par des influences variées et une réflexion constante, témoigne d’un engagement profond envers la nature et l’histoire. En réutilisant des éléments du passé pour construire de nouveaux récits visuels, Trülzsch nous rappelle que le paysage est non seulement un espace physique, mais aussi une « chose mentale » concept déjà introduit par Pline et da Vinci et un réservoir de connaissances et d’émotions, enrichissant ainsi notre compréhension du monde qui nous entoure.

Holger Trülzsch est né en 1939. De 1960 à 1965, il étudie la peinture et la sculpture à l’Académie des Beaux-Arts de Munich. Tout en s’intéressant particulièrement à l’art Informel et à l’Internationale situationniste, il joue de la percussion dans plusieurs formations de free jazz et crée des sculptures sonores (Klangskulpturen). En 1968, il poursuit des études en sciences humaines à l’université de Munich et crée avec Florian Fricke le groupe de musique électronique Popol Vuh. De 1969 à 1988, il réalise des séries de body-paintings avec le célèbre modèle Vera Lehndorff.
De 1972 à 1975, il vit à SoHo et réalise des œuvres conceptuelles dont les séries Structural Photography, Arrachages, Cracking Lines, Photographical Diary et Photographical Performances. En 1980, il s’installe à Paris et réalise des projets photographiques parmi lesquels Mnémographies (1979 -1982), Gare d’Orsay en 1984, l’ouvrage Nicolas Ledoux (texte de Jean-François Chevrier) en 1985, et des sculptures éphémères dans des parcs et jardins, de 1987 à 2001. Il est en 1983 un des co-fondateurs de la Mission de la Datar, introduit le concept de la FSA et développe à Marseille, son concept photographique de Psychotopographie, en référence à la Psychogéographie situationniste de Guy Debord et de Ralph Rumney. Il assure, en 1985, la conception artistique et la scénographie de l’exposition Paysages Photographies – travaux en cours au Palais de Tokyo de Paris. De 1984 aux années 1990, il réalise des installations sculpturales et multimédia dans l’espace public, dans le paysage et dans des lieux alternatifs.
Ses œuvres sont présentes dans de nombreuses collections privées et publiques, entre autres, au MAM/Musée d’Art Moderne de Paris, Centre Pompidou, MEP/Maison européenne de la photographie, Musée Carnavalet, Palais de Tokyo à Paris, Fotomuseum Winterthur, Suisse, Kunsthalle Krems, Austriche, Museet for Fotokunst Odense, Danemarque, Philadelphia Institute of Contemporary Art, the AIC, Chicago, National Gallery of the Art, Washington DC…
Parmi les nombreuses publications, citons son livre récent The Seen and the Unseen (2023) avec Vera Lehndorff édité par Patrick Frey.