Les temps suspendus des Rencontres photographiques

Une certaine mélancolie affleure de quelques travaux présentés à Arles. Ils parlent de la temporalité, à travers de sujets qui appartiennent à une échelle du temps qui n’est pas celle de notre époque, de notre modernité, et interroge ainsi notre perception de l’éphémère et du permanent. La banalité, la religion ou la nature en sont autant d’expressions, respectivement pour Véronique Ellena, Jonas Bendiksen, ou Julien Daniel.

Les Rencontres de la photographie revendiquent pour cette édition de « mettre en lumière, grâce au regard des artistes, les grands enjeux de notre société moderne »(1) . De ces enjeux, certains semblent ressurgir depuis quelques années, comme notre expérience de la temporalité. Des travaux sur ce qui revient inlassablement ou ce sur quoi le temps n’a pas d’emprise ou trouvent ici un espace d’exposition. En s’attardant dans certains lieux arlésiens, on peut voir des propositions artistiques dépouillées d’humanisme, qui révèlent une réalité qui n’est en rien actuelle.

Véronique Ellena à Reattu

Après 30 ans de carrière, le musée Réattu présente la première rétrospective de Véronique Ellena, depuis les clichés datant de sa sortie de l’école bruxelloise de La Cambre à ses dernières recherches plus plastiques. Dans les années 90 jusqu’au début des années 2000, la photographe traite de la banalité, du quotidien de la classe moyenne dont elle est issue, et tente de révéler la beauté de ces situations. A cette fin, elle se détourne de l’instant volé, à la recherche d’une représentation qui se veut intemporel. Par la décontextualisation, le cadre perd de son actualité, l’action n’a plus de lieu et de temps. Ce qui est représenté devient alors archétypal. Ainsi, ses séries Les Dimanches, Les recettes de cuisine ou encore Les grands moments de la vie montrent un nombre de figurants restreint au strict nécessaire, et la très grande méticulosité des compositions indique la mise en scène.

Selon son curateur, Véronique Ellena construit ses images comme des tableaux de scènes de genre de la renaissance. Mais à la place du message moral, elle joue avec les lieux communs et donne alors une tonalité humoristique teintée de tendresse : un célibataire et sa boite de conserve pour tout dîner ou un père et ses fils perdus dans le linéaire ménager demandant leur chemin à une responsable de rayon. Ces tableaux fonctionnent donc plutôt comme des images d’Epinal : des situations figées dans le temps, muettes, dépouillées de tout superflu, qui portent en elles certains clichés. Il n’y a pas d’action incidente, de dérangement dans l’image qui convoquerait l’anecdotique et cette absence de singularité produit une impression d’intemporalité. Celle-ci est encore accrue par la grande netteté de l’image. A proximité, la série Ceux qui ont la foi semble faire contraste. La profondeur de champ y est plus courte, les plans plus flous apportent de la vie aux figures. Par exemple, dans Le cycliste (2003), la mise au point est faite sur les mains, laissant le visage légèrement évanescent, comme animé par la photographe : le personnage devient personne. La rétrospective se poursuit avec des natures mortes (Memento mori, fin des années 2000) réalisées à Rome, où la photographe immortalise des aliments en rapport avec les rencontres faites à la Villa Médicis.

Vient ensuite la série des Invisibles, du début des années 2010, qui, là encore, fige avec délicatesse des sans-logis anonymes (à un portrait près issu d’un nouvel editing), complètement enveloppés dans de grosses couvertures au pied d’une architecture monumentale. Ici encore, les lieux sont dénués de toute indication temporelle. Enfin, dans la série Mémoire (jusqu’en 2017), la photographe revient sur les maisons qui ont marqué sa vie, et les présente comme autant de décors où reposent ses souvenirs, écrins de sa mélancolie. Au musée Réattu, Véronique Ellena dévoile un travail qui est marqué par l’absence de spontanéité, et semble être un appel à la contemplation.


Jonas Bendiksen à la Chapelle Sainte-Anne

Jonas Bendiksen, photographe norvégien d’une quarantaine d’années, fait partie de l’agence Magnum et collabore régulièrement pour le National Geographic. Il propose dans la Chapelle Sainte-Anne d’Arles la série The last Testament (2017), des portraits de personnes prétendant être la réincarnation du Christ. Ce travail l’a conduit pendant trois ans aux quatre coins du monde : Afrique du Sud, Japon, Royaume-Uni, Brésil… Il s’agit pour le photographe de représenter des marginaux, – comme Jésus Christ le fut lui-même pour ses contemporains, d’établir une collection d’individualités qui interroge notre rapport à la norme et notre réaction aux écarts à celle-ci. Le photographe témoigne également de la persistance – ou de la résistance – de la foi dans les Ecritures dans le monde moderne malgré le succès du transhumanisme qui est le sujet du cycle arlésien l’humanité augmentée dans lequel ce travail s’inscrit.

Jonas Bendiksen entend montrer comment cette prétention à la parousie (second avènement du Christ, prélude au jugement dernier) s’exprime à travers diverses personnalités ; mais il aurait aussi pu donner à voir comment ces personnes interprètent cette prophétie qui a bercé des générations de chrétiens, à l’aune des particularismes locaux. En effet, on peut voir, en filigrane, des aspects anthropologiques transparaître dans certains portraits. Ainsi, le messie d’Afrique du Sud semble renvoyer au phénomène des Izikhothanes, un matérialisme particulièrement démonstratif qui affecte certains townships ; celui du Japon poursuit une démarche politique, en menant un projet social contre la corruption morale et financière ; ou encore le Jésus zambien, qui se heurte à l’orthodoxie locale, paraît celui qui convoie le plus de spiritualité… Malheureusement, ce n’est pas le thème du reportage, et rien de tangible n’est là pour étayer une quelconque thèse sur l’anthropos.

Si l’on sent que le sujet touche à un aspect intemporel de la condition humaine à travers un mythe qui accompagne toute la chrétienté, on doit se contenter d’indices épars qui ne peuvent faire système. Il n’est donc pas question de voir comment chaque culture interprète un corpus chrétien qui a essaimé le globe, autrement dit la rencontre entre un état d’esprit actuel imprégné de traditions locales avec un texte qui jouit d’une grande stabilité dans le temps et l’espace, mais du simple constat de la réappropriation du Nouveau Testament par quelques illuminés. Il ne reste que des images dont la complaisance est atténuée par des textes un brin sarcastiques. Jonas Bendiksen, lors de sa présentation de l’exposition, confirme la légèreté de son propos, paraphrasant les cartels et rapportant quelques anecdotes comme le soir où il a été invité à partager la couche d’un Messie.

Julien Daniel avec l’agence MYOP

L’exposition Myop, rassemble dans un même espace le travail des membres du collectif éponyme. Dans Lle bois sauvage (2018), Julien Daniel a posé son regard sur une ancienne carrière de gypse fermée en 1965 à Romainville. A deux pas de Paris, ce site, interdit à la visite, est resté en friche pendant plus de 50 ans et s’est ainsi transformé en dédale végétal. Il est aujourd’hui voué à devenir une base de loisir. Non dénuées de romantisme, les prises de vue jouent de plongées, contre-plongées, de forts contrastes et de l’absence d’horizon pour induire la monumentalité de la nature qui a repris ses droits sur cette parcelle abandonnée par l’homme, et, pourrait-on croire, de toute faune. Le photographe y traduit son impression d’immersion totale, car, malgré la proximité de la ville – on n’est jamais à plus de 150 mètres de la rue, la végétation omniprésente fait rempart. A travers ces photographies, ce lieu délaissé par le travail de l’homme paraît être entré dans une torpeur végétale, comme hors du temps ; ou du moins dans une autre temporalité, moins frénétique que la nôtre, celle de la flore. Cette nature sur le point d’engloutir l’homme, à la fois inquiétante, inexorable, et monumentalisée, rappelle fortement le romantisme du début du XIXème siècle, comme les tableaux de Caspar David Friedrich. On voit ainsi dans cette série la nature reprendre indéfectiblement l’espace délaissé par l’homme, estompant ses traces, comme dans un retour à un temps originel. Un voyage qui n’est pas exempt de mélancolie.

1 Edito, Arles 2018, https://www.rencontres-arles.com/fr/expositions/index ?&e=2018