Né en 1944, Christian Boltanski est venu au monde juste après la guerre. Contrairement aux artistes qui se sentaient appartenir à une avant-garde,
c’est toujours l’après qui prédomine dans son art. La nouvelle exposition
qu’il propose, après la grande rétrospective au Centre Pompidou, témoigne
de la progression de son oeuvre et surtout des hantises constantes qu’elle
égrène à la manière d’un rituel comme les grains d’un chapelet.
L’exposition proposée cet hiver par Christian Boltanski à la galerie Marian Goodman s’inscrit temporellement après son imposante rétrospective qui dépliait les nombreuses phases créatives successives de son oeuvre. Mais cet après ne se réduit pas à un après-coup, ce n’est pas un moment différent qui prendrait la suite de son travail antérieur. Boltanski ne fait semble-t-il qu’approfondir, que creuser toujour les mêmes idées : il propose des variations autour du thème de la temporalité inhérente à la condition humaine qui tient à son histoire collective, mais aussi et surtout à son existence singulière.
Futur antérieur
Le langage des Memento mori, qui étaient propres à l’art romain puis chrétien, avait pour mission de nous rappeler notre finitude, notre limitation, en anticipant notre mort prochaine. L’intention de Christian Boltanski – artiste toujours animé d’une vocation à signifier, d’une mission quasi-religieuse – est de nous relier à ceux qui ne sont plus en leur donnant une présence. Mais elle reste fantomatique, à la limite de la disparition. La mémoire est un travail, un passage à l’acte, et elle est même pour certains un devoir, mais à la place, comme le veut la coutume et comme Boltanski l’a fait parfois, d’écrire les noms des disparus, il ne les évoque que par des traces imprécises et fugitives qui sont comme chargées par elle-mêmes de l’effacement dont ces disparus ont été touchés.
Cette manière de se décharger sur la temporalité du fardeau de l’absence absout-elle les vivants de refuser aujourd’hui de participer à un culte des morts ? L’historien Salomon Reinach le disait : Les païens priaient les morts. Les chrétiens prient pour leur morts. Qui sommes-nous donc, si nous ne sommes plus ni païens ni chrétiens ? Que faisons-nous de nos disparus ? Que faisons-nous pour eux ?
Après
L’inventivité de Boltanski semble sans limites, à ceci près qu’elle tourne autour de préoccupations identiques, de questions essentielles et universelles, celles du temps et du destin, de la présence de la mort dans la vie, de la mémoire et de l’oubli. Les tragédies de l’histoire du siècle dernier l’ont touché particulièrement ; il élève cependant cette particularité à l’universel – une universalité potentielle qui le fait reconnaître dans des pays comme le Japon, où il apprécie le shintoïsme, et l’Allemagne. Il n’est pas plus un artiste français qu’étranger. Une non-appartenance à rebours des revendications identitaires qui se retrouve dans la plasticité de ses modes d’expression – installations in situ, utilisation de la vidéo, projections d’images photographies floutées.
Le confinement a inspiré Boltanski. Selon lui, depuis le Covid, la mort a cessé d’être cachée alors qu’on avait l’habitude de la nier. Cette évocation de la mort déjà omniprésente dans son travail se retrouve d’autant plus affirmée, mais sur un mode allusif ou allégorique. Ici, ses installations (Les Linges) sont des magmas de tissus blancs entortillés et montés sur des chariots, qui peuvent évoquer des linceuls, des bandelettes de momies, ou peut-être même des fantômes, puisqu’on les représente enveloppés de draps. Immobiles, mais potentiellement mobiles, pouvant être utilisés, portés ou emportés, ces Linges sont des signes qui évoquent des présences sans en être. Des photographies de visages d’enfants sont projetées sur les murs. Ces Esprits – des anges ? des photos souvenirs ? – peuvent renvoyer à des enfants morts, symboles de tout ceux qui ont disparu ou, plus généralement, au fait que toute photo d’un enfant, même et surtout les nôtres ou celles de nos propres enfants, nous évoque ce qui n’est plus, ce qui a irrévocalement disparu. Enfin, une grande projection vidéo superpose une vision idyllique à des images d’horreur sous-jacentes pour mettre en scène moins le déni de la mort comme dans les Linges que l’occultation et le refoulement.
Aujourd’hui
Après est une exposition sans horizon messianique, focalisée sur l’actualité, qui se préoccupe de ce qui a lieu pour nous aujourd’hui. Comme le dit la chanson, Il n’y a plus d’après, à Saint Germain des Prés, plus d’après-demain, plus d’après-midi. Il n’y a qu’aujourd’hui. Cet aujourd’hui s’il arrive sans doute après quelque chose est bien sans après : même lorsqu’il se préoccupe d’un après, il ne le fait qu’après-coup sans oser l’anticiper. Mais s’il nous touche, c’est seulement immédiatement.
L’art suppose d’abord l’expérience d’une présence ; il est une actualisation sans re-présentation, et comme les précédentes, la nouvelle mise en oeuvre spectaculaire et poétique de Boltanski ne peut faire l’objet que d’une expérience immédiate. Certes, son nouveau dispositif contient en écho comme une réplique de ses productions antérieures, mais ce qu’il montre est, tout à la fois, ni tout à fait la même chose, ni tout à fait une autre.
Nous sommes mis en présence d’un événement plastique conçu pour que le visiteur n’en soit pas le simple regardeur afin qu’il participe d’une immersion au sein d’un ici et maintenant situé. Il possède une charge évanescente, une aura qui ne peut être représentée ni reproduite, dont des photographies ne donnent qu’un reflet insuffisant. Paradoxalement, cette évocation délicate de la mort, ce souci intempestif de disparus anonymes et innombrables a toutes les qualités d’un spectacle vivant qui disparaît à chaque instant, même s’il peut être répété. C’est ce qui en fait à la fois le charme et l’intérêt.