La réouverture de l’espace Univer, dans le 11ème arrondissement à Paris, nous laisse découvrir une exposition personnelle de Judith Baudinet présentant photographies, vidéos et installations multi-média.
Les photographies, en noir et blanc, sont des tirages obtenus par sténopé, dispositif réalisé avec une boîte en fer, une boîte à thé percé d’un trou – ouvert au moment opportun afin que la lumière marque le support photosensible. Comme sous l’effet d’un objectif grand angle, l’espace de ces photographies est déformé, courbe au gré du simple rayonnement du faisceau lumineux pénétrant par ce trou imprécis, le fait d’une aiguille de couture. Point de figure, ni de présence humaine dans des paysages qui apparaissent oniriques, tirés de visions, proches d’un dessin au graphite. En effet, c’est comme si le regard de l’artiste, le point de vue du photographe, ou encore la pointe où s’active le dispositif du sténopé s’était substitué à toute figuration et avait envahi l’espace, l’avait imprégné de toute sa subjectivité, mélancolie, aspiration ou encore entêtement à faire parler l’objectivité de l’espace photographique.
Dans cet espace courbe, c’est le regard du spectateur qui s’agite, qui tourne le long des lignes horizontales et verticales tordues par la prise de vue. On pourrait, à ce titre, presque parler de tondo photographique, de résonance sourde avec les peintures de maternité où quelque chose de confiné se livre tout à la fois dans une précocité et dans une force. Le regard opère multiples girations dans l’espace et s’élève en spirale, fragile mouvement où finalement l’image se joue. Celle-ci ne naît pas lors de la prise de vue mais bien dans sa rencontre avec le regard, dans la fascination qu’elle exerce sur l’artiste, faisant de passages, de halls, d’escaliers, d’observatoires, des espaces dynamiques qui ne finissent pas de se composer et de se recomposer.
Finalement, ne s’agit-il pas plus d’une photographie du temps et du parcours que de l’espace et de la carte ? Ces photographies en appellent au règne du temps, depuis lequel s’écoule le sillage de l’œil, depuis lequel aussi Judith Baudinet cherche un lieu qui se prête à l’image. Le temps s’étire car le parcours est long : Mongolie, Chine, Paris et sa banlieue. Les sujets de ces photographies issus de ces longs voyages (dont témoignent les vidéos présentées dans la vitrine), nient paradoxalement l’espace des cartes et de la géographie. Elles visent à proposer un ailleurs, un espace habitable, un lieu où le regard se loge.
A ce titre, ce sont des photographies haptiques (du grec Haptein, toucher), construisant un espace où l’œil instaure une balade, où comme l’écrivait Jean Paulhan à propos des toiles cubistes, on progresse à tâtons dans l’œuvre à la manière d’un aveugle découvrant une pièce, un fragment puis un autre. Ces photographies-là relèvent bien du ressort du toucher : velouté sombre des noirs, moisissures du support photographique arborés dans les paysages.
Si la photographie ne se joue plus dans la prise de vue, dans le déclic ou encore dans ce qu’Henri Cartier-Bression appelait « the decisive moment » (conjonction heureuse de deux éléments du réel dans l’objectif du photographe), si ainsi elle n’en appelle plus à cette césure ou peut-être à cette déchirure entre réel capturé et image capturante, il semble alors s’instaurer une image-fluide, une photographie où gît toute la plénitude d’être et de se trouver au sein du monde ainsi que la douleur de s’y savoir enfermé.