Tristan Tzara et Isidore Isou, même combat ? Tous les deux sont d¹origine
roumaine et tous les deux s’établissent au coeur d’une Europe en proie à la
guerre. Tzara, depuis Zürich, sent venir la Première Guerre Mondiale quand
il fonde le dadaïsme alors qu’Isou fuit les désastres de la Seconde et
s’installe à Saint-Germain des Prés en août 1945. Ces contextes et ces
origines amènent des positions proches sur la société et surtout sur la
nécessité d’un renouveau artistique en procédant par tabula rasa.
Dans l’essai que Guillaume Robin consacre au lettrisme, Isidore Isou est
celui qui provoqua « le bouleversement des arts », il est l’anticipateur
des mouvements appelés, souvent à tort, néo-dadaïstes, il est le fondateur
du lettrisme qui influença le situationnisme, fluxus, le happening ou l’art
conceptuel, aujourd’hui tous célébrés. Par de nombreux exemples, souvent
fort à propos, les lettristes reviennent ici à un plan nettement plus en vue
qu’ils ne le sont dans l’histoire de l’art, Guillaume Robin s’appliquant,
avec un bonheur certain à, comme il l’écrit, « bien faire la différence
entre postérité et notoriété ». « C’est grâce à Isou que j’ai compris que
l¹important n’était pas le beau, mais le nouveau, la création » dit Ben
Vauthier affirmant ainsi ce que beaucoup d’autres semblent penser.
L¹auteur, pour étayer son analyse, remonte aux sources d’oeuvres d’art des
mouvements post-lettristes et fait apparaître le rôle fondamental d’Isou.
L¹un des apports du lettrisme est l’expérience du vide. Dès 1956 et la
publication de son manifeste Introduction à l’Esthétique Imaginaire,
apparaissent les oeuvres infinitésimales de Isou : une toile vierge sur
châssis avec pour seuls signes, en bas du tableau, le titre Oeuvre
infinitésimale ou esthapéïriste, la date et la signature. Le spectateur est
ainsi appelé à activer son imaginaire en se projetant dans cet espace
vierge. Le support matériel perd ainsi sa valeur initiale et devient
transcendant. Dans un autre livre, Fondement pour la transformation
intégrale du théâtre, publié en 1952 déjà, Isou voit « dans la salle vide
une nouvelle forme de mise en scène qui ne désagrège en aucun cas les forces émotives du théâtre ». Enfin, dans son film Hurlement en faveur de Sade, Isou laisse la place à un grand vide intentionnel. Avec ces seuls exemples, l’initiateur de la célèbre exposition sur le vide en 1958 à la galerie Iris Clert à Paris est « rudement ébranlé » comme le dit avec justesse Guillaume Robin qui estime la position actuelle de Yves Klein et des Nouveaux Réalistes en général surfaite dans le monde de l’art eu égard à la réelle inventivité de leur art.
Autre exemple, autre apport : celui de la participation du spectateur à
l’oeuvre, une oeuvre que l’artiste d’origine roumaine souhaitait
multi-participatrice, une oeuvre qui permettrait de se défaire « de la notion
conservatrice de l’artiste expressionniste ». L’idée de l’artiste
sociabilisant est alors lancée. La Salle des Idiots ?, réalisée à la galerie
l¹Atome le 11 juin 1960, est une manifestation pendant laquelle, lors de la
projection du film, les spectateurs étaient appelés à s’exprimer sur les
différents supports mis à leur disposition. Le film devient événement et
prend une tournure incertaine. Pendant une quinzaine de jours, « les auteurs seront les spectateurs ». En 1963, Allan Kaprow, le principal fondateur du happening réalise une de ses pièces maîtresses, Words. À l’aide de mots, le visiteur laisse des réactions, des commentaires, des créations même, sur un tableau noir. Pour Guillaume Robin, la filiation est directe, et les exemples d¹emprunts abondent dans son essai.
L¹ouvrage est pertinent et permet une chose fondamentale : la rééquilibrage
du débat entre notoriété et postérité. C’est dans ce sens-là qu’il doit être
lu et Guillaume Robin fait bien d¹emprunter des chemins de traverse amenant ainsi une ouverture bienvenue. L’analyse est la plupart du temps bien menée, intelligente et très précise.
Cependant Guillaume Robin se sert évidemment des exemples les plus
pertinents à son efficace démonstration ce qui dans certains cas me paraît
réducteur, notamment par rapport aux travaux d’artistes comme Wolf Vostell ou Günther Brus. Il ne se pose pas non plus la question, dans le contexte des années 50 et 60, de la réception ou de la circulation des ¦uvres
lettristes et des oeuvres qui s’en inspirent, ce qui aurait pu quelque peu
relativiser l’importance d’Isou dans le paysage de l’après-guerre. En effet,
dans le contexte lettriste aussi, il aurait été intéressant de soulever la
question du degré de connaissance qu’avaient les artistes de l’immédiate
après guerre des mouvements qui se déroulaient en parallèle. Les critiques
modernes conçoivent trop souvent une circulation libre des oeuvres ou du
moins de la connaissance de l¹existence de celles-ci, ce qui me paraît être
erroné.
Mais l’auteur semble ici donner raison à Isou qui se considérait au moins
l’égal de Léonard de Vinci, soit un créateur génial dont les multiples
intérêts donneront naissance, dans un mouvement unilatéral, aux pratiques
artistiques susmentionnées, celui par qui tout arrive. Les nombreux exemples qu’il avance dans son ouvrage, tous plus intéressants les uns que les autres, et tous tirés d’une histoire de l’art dont on ne parle pas assez,
suffisent à combler cette lacune.