Levia Gravia = cose gravi

L’art de Alessio Orrù est en forme d’oxymore du son silencieux, sourd ; un ensemble de vibrations qu’ aurait aimé John Cage, et la poussière ne cesse de retomber en vagues silencieuses quand l’artiste se confronte à la matière et vibre en créant un dialogue avec la pierre.

Processus typique des sculpteurs de sa terre, cette Sardaigne des géants guerriers silencieux et millénaires, assemblés de pierres nuragiques et gestes d’air et de pierre, dirait Georges Didi-Huberman, car la langue sarde est muette et raconte le passé ; elle est dense de temps, épaisse et « respire, invisible poème » rythme d’outre-présent. Une respiration à laquelle on donne forme même fragile, fluide, floue, passagère, en mouvement et en voyage.
Ce déplacement de pierre e d’air, de particules, obsède l’artiste qui voit comme les pierres des fleuves et les galets des rivières ou des plages, entrent en résonance avec son métier de solitude face aux géants du Monte Prama qui avancent sur terre à défense du silence sarde ou aux sculptures de pierre chantantes de Pinucccio Sciola qui enfin a compris comme le langage est minéral, caché, jaloux de soi-même mais capable d’un chant à cappella, étrange message du temps révolu et de l’ancien écho de grottes et lieux chers au dieu des bois et des forêts.

Sciola a été capturé par les dieux mais Orrù est parti de Sardaigne comme l’autre sculpteur Costantino Nivola car les îles d’Ulysse invitent au voyage et les souffrances aussi, ainsi que le désir d’ailleurs brulant en forme de sculpture qui agglutine jusqu’à la blessure de la masse coagulée, aux arêtes sanglantes. Strates de marbre dont Orrù trouve la fissure, élargie la blessure. De ce marbre blanc des Alpes Apuanes l’artiste a collecté les sons, les transparences et les tensions.

Il dit : « Je me suis laissé porter par les strates comme par une narration que j’ai découvert et que j’ai écoutée de la voix des ancêtres, voilà mon processus : ce marbre me chante d’une voix de cristal, voix de Sirène des temps lointains où la transparence est mystère et signe de fragilité sous les coups de la « Gradina » Voici mon parcours face au marbre blanc, je travaillais comme d’habitude vérifiant l’acoustique et je baignai la pierre, je constatai son drainage, je soumis les pointes en contraste lumineux pour me rendre compte de la transparence…Stop, mon marbre avait un problème : au sein de son volume se cachait une fragilité structurelle et ma permanence à Carrare avait été gâchée par cette anomalie que personne avait déclarée ni dénoncée… le bloc pouvait se casser et perdre son intégrité, sa figure, son masque étincelant de guerrier , de combattant , sa forme énigmatique qui aurait pu se laisser réduire en fragments lumineux par la mer à sa rencontre en brise-lames.

La nature fluide de l’eau, du sable, du vent est interpellée par cet artiste et parfois cette confrontation est ardue, difficile, voire contradictoire. Il est sculpteur et dessinateur, trace un parcours de modernité en s’isolant et la sienne est sculpture plus qu’architecture comme Bramante et sa maquette de la basilique de saint Pierre à Rome, un jeu de vides et pleins car les « cathédrales comblent les mille profondeurs de leurs abimes avec des sculptures qui ne font qu’une chair et qu’un corps avec le monument » Le monument de cet artiste est la nature et ses statues vivantes Alessio Orru fabrique des arches vides en bois massif, les confie au vent et elles amènent des ombres à la recherche de personnages qui surgissent de terre tous angles et plis parus des rêves futuristes ou cubistes vivant grâce au signe d’une BIC bleu sur papier blanc, ces figures occupent des espaces critiques prêts à accueillir une pièce de théâtre muette mais efficace car jeu archaïque d’ombres de géants surgissant d’une terre ancienne et granitique. L’artiste Orrù, contrecourant, par défaut, vit dans le mythe des forces de la nature que l’artiste oppose à la manufacture banale du paysage marin, à sa rencontre critique avec la fragilisation des bords de mer. L’artiste, face à la mer en éternel mouvement de transformation, façonne les matériaux précieux du marbre de Carrare et crée des structures arrachées aux constructions labyrinthiques d’un jardin délabré où l’eau de la mer du Nord cherche des échos et gravit des marches et gradins d’un théâtre grec déserté et déstructuré mais efficace pour bloquer son agressivité.

Dériver est l’action de ces brise-lames car leur mouvement représente l’essence du voyage de l’artiste autour de ses rêves, il songe aux créatures fantastiques dessinés ou sculptées, ses bestiaires gigantesques sur les tissus ou agglomérées et entrelacées en cauchemardesques luttes de géants ou de figures sorties d’un monde plein d’énergie et de conflits d’ethnies, en guerre permanente.
Ainsi Orrù refait vivre la matière lourde, pesante, substantielle puis flux énergétique, matériel et immatériel.
Encore le marbre

Roche dure et cristalline, matériau noble et traditionnel par excellence, le marbre, avant Alessio Orrù, semble être de plus en plus tombé en désuétude, proche du chaos originel, poli, reliefs d’albâtre fortement architecturés, harmonies de structures métaphoriquement proches des ruines d’un palais-temple dédié aux dieux guerriers qu’il dessine dans ses rondes infernales. Mais les dieux ont abandonné à la nature la puissance de la pierre et l’artiste construit ces morceaux face à la mer car la sculpture transforme, en symbiose avec les vagues, ces restes où s’engouffrent les éléments minéraux, ersatz industriels et propositions à la Leger ou ensemble de pleins et vides comme le langage des anciens sculpteurs classiques dans un immense labyrinthe de marbre en fragments.

Soudures, sutures, rivetages, assemblages « ce qu’il y a entre les choses » comme disait Braque « on retrouve ici la très ancienne problématique des articulations de la matière, de l’accord et de la jonction de ses pièces et parties. L’artiste se doit ainsi de développer une science des sutures, coulures, osmoses et greffes de la matière sur elle-même ou sur une autre matière. Dans certains cas, l’osmose est si parfaite qu’il n’y a aucune perception des raccords.
D’autres fois, la perception des sutures et raccords fait partie de l’œuvre, comme dans les collages ou les sculptures de richard Deacon, accolés de manière grossière à d’autres objets ou matériaux ces passages si finement estompés qu’ils semblent se dissoudre dans l’air en inframince ; cette liaison organique des formes se retrouvera dans certains blocs de marbre ; la matière fonctionne comme le domaine des petites perceptions, obscures, confuses, plurielles ; elle se situe non du côté de la froide raison mais du côté des sens et de la déraison ; la sculpture apparaît évidemment, comme le lieu privilégié du développement de la science des « attaches ».

Les thèmes de l’artiste Orrù rappellent la problématique d’un artiste comme Giuseppe Penone qui s’organise autour des sept thèmes représentatifs de son œuvre : le souffle, le regard, la peau, le cœur, le sang, la mémoire, la parole. Sept chiffre magique, des parties d’un grand corps dans lequel habiter l’ensemble du corpus d’œuvres de l’artiste, qui, depuis le début a concentré son propre travail et sa poétique sur l’échange d’identification avec la nature. Un engagement compris et utilisé moins comme un symbole qu’un matériau vivant et concret, à toucher, façonner, travailler, marquer, ramener aux origines et – en même temps – originaire. Il ne s’agit certainement pas d’établir un état des lieux des choses cachées de la nature (…) mais d’entrer, par la sculpture (…) dans l’organisation énigmatique du monde. 

Ainsi l’artiste Orrù organise cette pénétration de l’énigme en forme particulière de connaissance, qui ne passe que partiellement par l’intellect et beaucoup par les sens. Le corps est pour lui l’instrument premier de connaissance du monde, soulignant le lien inséparable entre le sujet et ce qu’il perçoit. Mais l’artiste va plus loin, « absorbe la nature et se laisse absorber par elle ». Comme Giuseppe Penone, Alessio Orrù regarde en avant, tout en restant dans l’ADN un « classique », se métamorphose en une charnière d’artiste, qui assume le rôle du dernier des « classiques » et le premier des « bioartistes »