Pour accompagner l’exposition « Evidences du réel. La photographie face à ses lacunes » du Musée de Pully en avril dernier les éditions Ithaque publient un essai « L’évidence, le vide, la vie » rédigé par Pauline Martin qui l’a organisée. Commissaire d’exposition au Musée de l’Elysée à Lausanne elle avait déjà co-publié un essai avec Maddalena Parise « L’œil photographique de Daniel Arasse. » Chez l’historien d’art elle s’est intéressée à la gestion du détail dans l’approche de l’œuvre , dans cet essai elle s’interroge sur l’impact du blanc, du vide sur la lecture de l’image.
On a longtemps considéré la photographie comme un outil principalement documentaire et après Roland Barthes on l’a envisagée comme pouvant aussi nous aider à faire le deuil du réel. Les artistes réunis ici partagent une attitude post-moderne qui redonne une réalité au support photographique et le relient à différentes pratiques de création et de communication de l’image.
Parmi les exposants les plus célèbres deux d’entre eux sont ce qu’on a appelé des artistes collectionneurs : Joachim Schmid ou Hans Peter Feldmann. La plupart des autres artistes, en dehors d’Eric Baudelaire sont ici à découvrir. Toutes sortes d’usages et de protocoles photographiques sont convoqués autour de ces images lacunaires.
Reprenant le principe développé en cinéma ou en vidéo et connu sous le nom de found footage, plusieurs d’entre eux se réapproprient des images de consommation courante produites par d’autres :Martina Bacigalupo récupère des photos couleurs réalisées dans un studio en Ouganda, recentrées sur un portrait format identité elles laissent un corps orphelin. Simon Rimaz va sur e bay récupérer des tirages de presse qu’il découpe selon les traits de recadrage prévus avant parution. Simon Roberts utilise aussi pour The last moment des photos de presse qu’il recouvre d’un filtre blanc, ne laissant visibles dans de petits cercles que des appareils d’enregistrement du visuel. C’est sur un ensemble amateur que Laurent Kropf intervient par des masques géométriques réduisant les présences corporelles à des attitudes figées comme un Dimanche.
Quatre d’entre eux relèvent de ce que l’on pourrait appeler un art critique qui reproduit des œuvres existantes pour les modifier. La suisse Corinne Vionnet qui travaille sur l’industrie touristique caviarde ces lieux connus par des interventions graphiques de détail. Sur les clichés de la campagne américaine de la FSA Bill Mc Dowel opère des soustractions qui renforcent la surface iconique. Les très célèbres vues des Américains de Robert Frank sont caviardées par Mishka Henner, leur rendant une nouvelle sensualité. Miguel Rotschild scanne des reproductions de Signac pour en accentuer le caractère pointilliste transcrit numériquement.
La critique évoque à juste titre le concept de regard tactile cher à Merleau-Ponty, ces formes ajoutées chimiquement ou manuellement « incarnent l’absence réellement », elles réservent uainsi une place centrale à la matérialité du support. C’est le cas des morceaux d’images trouvées dans la rue par Joachim Schmid.Poussant cette logique à bout F&D Cartier installent des papiers anciens non exposés et qui se modifient à la lumière. Plus illustrative Rebecca Bowring reproduit certains négatifs en couleurs sur des feuilles d’arbre. Ce qui pourrait apparaitre comme des gestes seulement iconoclastes
révèle en fait une double économie de l’image .
A ce sujet Pauline Martin rappelle la polémique qui s’est manifestée entre Gérard Wajcman et Georges Didi Huberman à propos des photos d’Auschwitz qui a permis à ce dernier d’écrire son essai Images malgré tout. A l’argument de son concurrent « l’image nous détourne de ça qu’elle nous fait voir » il oppose de façon plus subtile « la scission ouverte par ce qui nous regarde dans ce que nous voyons. » .
Deux des travaux les plus originaux sont l’objet du chinois Cai Dongdong et du français Eric Baudelaire. En roulant une partie de l’image le premier opère une censure approximative qui rappelle certaines peintures de Christian Zeimert. Pour approcher le travail du second la théoricienne rappelle à juste titre l’antériorité des Erased de Kooning Drawings de Rauschenberg. S’attachant aux images de la censure japonaise cachant poils ou zones sexuelles Baudelaire produit des héliogravures qui rétablissent une certaine tactilité sensuelle du côté de la vie.