L’exposition Frank Horvat à la galerie Dina Vierny est une tentative rare. Deux modèles, une chambre, une ville, Venise et l’espoir insensé, – mais pourquoi ne pas le tenter en effet ?- de rendre compte de l’impensable scène originelle, de figurer l’infigurable commencement du monde, de montrer ce qui ne peut être vu. Tentation inévitable pour un photographe ?
Il faudrait dire à ceux qui n’en conviendraient pas qu’ils sont des menteurs. Les autres, même s’ils ne s’y autorisent pas, ont dans un coin de leur cerveau, comme chacun de nous, fiché comme un éclat, le désir de voir ce qui ne peut être vu. En effet ce moment pendant lequel nous sommes conçu est le même pour chaque homme, dans chaque culture, en chaque lieu du monde : celui de la conjonction d’une queue et d’une chatte, d’une bite et d’un con, ou plus poliment dit, de l’appariement de deux corps.
Ces deux corps qui plongent l’un dans l’autre, foncent dans une nuit qu’ils désirent retrouver et à laquelle, pas plus que le photographe qui est aussi un homme, ils n’ont accès. Il n’en reste pas moins que le truchement de l’appareil photographique offre la possibilité d’assister en témoin à cet appariement, à cette conjonction, à ce mystère aussi ancien que la vie, aussi actuel, en chaque vivant dans le désir dont il est la source inavouable et dans l’angoisse dont il est la chute inavouée.
Il ne faut pas s’y tromper, un tel ensemble d’image n’est pas si simple à réaliser. Techniquement si, bien sûr, mais psychiquement non. Il lui a d’ailleurs fallu attendre un âge canonique pour oser. Et pourtant rien de « terrible » ici, à l’intention près qui confère à ces images la puissance d’un regard improbable en ce qu’elle confronte le regard à sa naissance et à son impossibilité même.
Voir, c’est savoir être né de cette chambre-là où a eu lieu cette scène-là, celle-là et pas une autre, celle-là qui est semblable à toutes les autres. Voir, c’est ne pas pouvoir oublier cette scène à laquelle il sera à jamais impossible d’assister. Et photographier, qui est l’élévation de la puissance du regard au carré de la conscience qui accepte de se déprendre d’elle-même au moment de la prise de vue, photographier, c’est savoir qu’il n’y a rien d’autre à espérer voir que cela et rien d’autre qu’il soit impossible de voir. Ce qu’il est impossible de voir n’est pas pour autant impossible à montrer. Voilà le pari de Frank Horvat.
Il s’est donc glissé sous le drap avec ses modèles et a épié les moments où quelque chose dans la plastique des corps, dans l’incertitude des mouvements pouvait « faire image ». Ainsi voit-on « passer sur nos esprits tendus comme une toile » moins les moments d’un coït que les éclats du doute qui affecte les corps lorsqu’ils se prennent et aussi se déprennent, désir et angoisse mêlés.
Car le personnage principal sans doute, c’est moins le corps, sexe turgescent ou ouvert, cul courbé ou ventre tendu, que le voile, « incarné » ici par le drap. En effet, il ne s’agit pas pour Frank Horvat de montrer des corps nus mais bien de dire quelque chose sur un moment inoubliable et pourtant infigurable à jamais. Et comment figurer l’infigurable, sinon en montrant combien le mystère nous enveloppe.
Cette enveloppe est un filet dans lequel nous sommes pris, poissons pêchés par une main inconnue. Elle nous protège des regards, mais dans le même mouvement, elle nous livre à l’invisible ou du moins à l’impensable de tout regard. Elle est le moyen par lequel cet impensable se manifeste. Elle est aussi ce par quoi nous pouvons espérer échapper un peu à l’obsédante volonté de voir en nous livrant alors au deuil infini de cette scène originelle qui nous hante comme un regret qui ne s’atténue pas.
C’est pourquoi, au milieu de ces images de corps nus, vivants, de ces sexes capturés dans la puissance de leur tension maximale, Frank Horvat a senti le besoin de rendre hommage à Venise, de montrer le lien entre la Sérénissime, ses eaux plates ses brumes légendaires et une certaine mélancolie. Car ce ne pouvait être qu’à Venise qu’une telle femme de marbre voilée pouvait prendre tout son sens. Elle est, tête couverte, regard absent, l’incarnation de ce regard impossible à voir, à montrer. L’œil est invisible sous le voile que les autres images ont tenté de soulever et c’est cela l’impensable de tout regard, le fait que l’on ne peut être en même temps en train d’être conçu et en train de vivre.
L’écart est infime et absolu, indépassable. C’est cet écart que le geste de soulever le voile tente d’investir, d’inventorier, de rendre perceptible. C’est cet écart qui fait que même lors que deux corps se prennent, lorsque deux peaux se frottent, il y a toujours, infranchissable, la limite absolue du mystère dont nous sommes les œuvres et dont nous sommes exclus. C’est cet écart qui nous fait comprendre que notre peau, limite visible de nous-mêmes offerte aux regards d’autrui, est aussi le voile du mystère que, chacun, nous sommes. Ce voile dit Pascal Quignard « est un écran sur un rêve ».
À défaut de pouvoir montrer le rêve, Frank Horvat le rend sensible en soulevant le voile de la scène originelle. Et ce qui reste une fois la lumière éteinte, c’est ce voile seul, étendard des victoires éphémères du désir et qui retombant sur nos faces nous replonge dans la nuit de nos rêves.