Linda Besemer, l’extrême plasticité de la peinture.

Linda Besemer, une artiste de Los Angeles, expose pour la première fois en Europe ses étonnants travaux à la Galerie Jean-Luc et Takako Richard (Paris) du 5 septembre au 19 octobre 2009. Cette artiste s’est fait connaître par ses mises en œuvre particulières de l’acrylique, traité comme matériau éminemment plastique. Les « peintures » de Linda Besemer n’ont pas besoin de support (châssis) ou de subjectile (toile) ; leur mode de fabrication par superposition de couches les rend autonomes.

Avant d’en venir aux dernières œuvres, qui sont de véritables bas-reliefs, rappelons quelques travaux antérieurs. Trois temps dans la réalisation de ce que l’on peut encore nommer une « peinture ». L’artiste commence par un travail très minutieux de dessins linéaires, en couleur sur une très grande plaque de verre verticale et montée sur charnières. Elle exécute une succession de tracés en superposition inversée : le dernier réseau réalisé apparaîtra comme le plus éloigné dans la profondeur réduite de la peinture. Dans un second temps Linda Besemer change de registre, elle travaille la peinture acrylique comme un enduit ; elle étale celle-ci par couches successives au moyen de larges raclettes. Après le séchage, parfois assez long, des trois millimètres d’acrylique blanche, l’artiste reprend la même activité précise qu’au début, mais cette fois la ligne tracée en second viendra bien se superposer visuellement à celle qui fut exécutée antérieurement. La plupart de ces créations de Linda Besemer sont donc bifaces, elles sont parfaitement lisses, techniquement accomplies avec juste de très petits écarts marquants l’exécution humaine. Le projet (lignes, formes, couleurs) est travaillé sur ordinateur mais la réalisation est manuelle et l’artiste ne refuse pas que cela apparaisse lorsqu’on s’approche.

Les œuvres de la série « Sheets » s’accrochent au mur dans la partie supérieure, elles peuvent, du fait de leur souplesse, partiellement se prolonger sur le sol, avec parfois quelques plis de pesanteur. La plasticité de l’objet pictural est encore davantage mise en valeur dans la série qui fit connaître cette artiste du public : la série « Folds ». L’objet peinture s‘émancipe du mur, il n’est plus conçu pour s’accrocher directement sur celui-ci. Une fine barre métallique permet de l’installer en deux pans, égaux ou inégaux, donnant ainsi au spectateur à contempler simultanément le recto et le verso de l’œuvre. Le sens créatif de Linda Besemer se déploie alors dans toutes ses subtilités et inventions. Dans des œuvres comme celles qui furent exposées à la Biennale du Whitney Museum en 2000, les deux faces des « lais » de peinture présentent une organisation et des couleurs différentes. L’œil et l’esprit sont intrigués et agréablement surpris. Plus que jamais « la peinture » est un objet : un folio de faible épaisseur pourtant soumis à la pesanteur. Une première association d’idée avec un drap ou une serviette suspendus doit être dépassée, pour aller vers des parentés plus fécondes. Cet objet suspendu évoque aussi une peau, à la fois épiderme précieux et dépouille symbolique, dont l’artiste se sépare pour la proposer aux regards des visiteurs. Il est intéressant de constater que la peau de l’artiste a deux faces, une extérieure toujours montrée, et l’autre intérieure, maintenue cachée. Avec ses « Folds » Linda Besemer nous propose d’en examiner, certes partiellement, deux à la fois.

Précisons que les motifs de surface sont très attirants ; ils sont abstraits et géométriques, élaborés à partir de répétions de fines lignes de couleurs vives. Partant d’un fond sombre et opaque, leurs superpositions plus ou moins régulières crée, sur cette surface parfaitement plane et lisse, des effets de perspectives inversées : les pseudo volumes semblent venir en avant dans l’espace du spectateur. L’alternance des couleurs et l’épaisseur des tracés sont recherchés, dès l’étude sur ordinateur, pour accentuer ces effets spatiaux. Dans des travaux récents appartenant à cette série, comme ceux présentés à Paris, les deux faces de l’œuvre présentent des organisations de tracés à la fois très parents et complètement inversés. Cela a l’air visuellement simple, pourtant dès qu’on y réfléchit cela s’avère plus complexe. Pour que les lignes de la moitié supérieure se prolongent en oblique dans celles de la partie inférieure, pour que le haut s’accorde avec le bas dans l’œil du regardeur, il faut que, même si la succession des couleurs est identique, l’organisation et la composition du recto soient décalées de celles du verso. Le spectateur en se déplaçant choisit personnellement le ou les meilleurs points de vue. Si antérieurement beaucoup de travaux jouaient sur les rayures, dans les créations récentes des deux séries évoquées, les effets visuels se rapprochent assez souvent des reliefs illusoires cultivés des deux côtés de l’atlantique par les artistes de l’Optical Art.
Tout un mur de la galerie est consacré à la nouvelle série d’œuvres. Sous le titre général de « Stabs » (dont la traduction pourrait être « Dalles » ou « Blocs »), Linda Besemer nous propose une nouvelle sorte de « peintures » : des peintures reliefs, des créations qui depuis le mur sur lequel elles sont accrochées viennent en avant à la rencontre du regardeur. Carrées ou rectangulaires, de dimensions extérieures réduites (entre 18 et 55 cm), elles étonnent par leur épaisseur (entre 5 et 6,5 cm), leurs couleurs vives et leurs reliefs sinueux. On comprend que si Linda Besemer utilise toujours un matériau appelé peinture (peinture acrylique), ce qu’elle produit vient, comme c’est le cas chez les artistes contemporains qui continuent à privilégier ce médium, questionner la notion de peinture. Ici plus question de touches ou même de tracés, tout est question de couches et de strates.

Même si, comme les précédentes, ces créations sont avant tout des objets esthétiques dont les formes et les couleurs séduisent le regard par leur énergie chromatique, très vite le visiteur s’interroge sur les techniques mises en œuvre pour leur fabrication. Linda Besemer est à la fois un artisan émérite et un ingénieur-concepteur-projeteur hors pair. L’artisan a la sensibilité et la connaissance acquise par expérience du matériau ; il accumule les couches de peinture acrylique l’une sur l’autre il veille au parfait séchage de chaque passage et de l’ensemble. Suivant les conditions météorologiques et le nombre de couches cela peut prendre deux ans. Durant ce temps l’ingénieur ne reste pas inactif, il travaille sur ordinateur avec des logiciels dont se servent, entre autres, les architectes pour concevoir, en trois dimensions, les futures œuvres. Connaissant l’ordonnance les couches successives, l’artiste prévoit la découpe en creux progressifs et en mamelons arrondis. Posé à l’horizontale (comme le propose le carton d’invitation de la présente exposition) cela pourrait évoquer la maquette d’un paysage psychédélique. Le projet virtuel est ensuite confiée à une machine spécialisée qui évide les parties concaves. L’œuvre se constitue en lignes de niveau plus ou moins larges en fonction de la pente créée. En excavant dans la couleur, suivant le profil voulu par l’artiste, la machine produit des œuvres dans lesquelles les contrastes de couleur apparaissent souvent vifs. Même si le dépôt des strates se fait cette fois à l’horizontal, la pensée constante de l’artiste va vers un objet qui, à partir du plan du mur, viendra en avant vers le spectateur. Si, dans les deux séries d’œuvres précédemment évoquées, l’avancée produite par les tracés et les couleurs, était fictive ici la progression dans l’espace est bien réelle ; l’œuvre pénètre dans l’espace tactile du visiteur. Là où la main ne peut explorer les courbes sensuelles, l’œil vient se mouvoir.

Linda Besemer maîtrise totalement les qualités des couleurs et leur répartition quantitative. Examinons l’œuvre Orange (purple) Slab, 2009, la première couleur rencontrée par l’œil est un large orange, juste derrière une fine ligne jaune puis un rouge plus épais. Cela se poursuit en s’enfonçant dans la matière picturale par un bleu vif et un vert de même valeur ; après une succession de ces mêmes cinq couleurs disposées dans un ordre différent, on découvre dans les profondeurs archéologiques un petit rose, des surfaces étendues de violet sombre, un noir et pour finir un retour bleu. Si l’artiste travaille, à proprement parler « dans » la couleur, elle produit, dans le même temps, une œuvre très dessinée. Matisse dessinait en découpant dans la couleur, Linda Besemer produit son dessin en creusant dans la profondeur des couches de peinture. À la différence des autres œuvres de l’artiste, aucun trait n’a été manuellement tracé pourtant le résultat d’ensemble apparaît comme très dessiné.

Il ne faut pas laisser croire que la machine s’est mise au service de l’artiste sans renâcler. Même sèche la peinture acrylique reste élastique, pour éviter les bourrages fréquents, il a fallu geler les « Slabs » pour les creuser. Pour parfaire l’outil technique, fort utile cependant, il faut souvent une intervention humaine. Ces peintures reliefs ont aussi été, au final, poncées à la main. À la différence des œuvres en folio mince, recouvertes d’un impeccable vernis brillant, la surface de ces dernières créations reste mate.

Encore plus que les autres œuvres les « Slabs » demande au visiteur d’expérimenter plusieurs regards. De face l’œuvre ressemble à une image, même avec ses bords découpés, le visuel frontal semble faire corps avec le support qui le reçoit. Il pourrait s’agir, une fois de plus, de différents effets illusoires de reliefs, il faut donc se déplacer latéralement pour constater que nous sommes bien en présence d’un artefact en trois dimensions. Les aspects des différents reliefs s’apprécient le mieux dans la vue de trois quarts. La visibilité ne se concentre plus dans un support unique, considéré comme seul horizon de révélation. L’image se constitue à partir de multiples, souvent entre 10 et 15, plans d’inscription. La technologie actuelle permet de produire une autre forme de support proposant au spectateur une entité nouvelle, plus complexe, pour des approches sensibles différentes. On note l’évolution depuis les « Sheets » où, assez traditionnellement, le spectateur reçoit l’image proposée par l’artiste, en passant par les « Folds » qui incitent le visiteur à se déplacer légèrement sur le côté pour apercevoir les doubles faces des pans de la feuille de peinture suspendue, jusque cette dernière série d’œuvres (les « Slabs ») qui demandent au regardeur de devenir un voyant actif.

Ce déplacement latéral autour de l’objet pictural se montre essentiel : pour pouvoir dire (ou se dire) avoir vu cette création, il faut accepter de voiler la première vue intrigante au profit de quelques autres. Il s’agit de se déplacer pour mieux voir, pour découvrir les faces cachées du visible. La compréhension partielle du processus de fabrication apporte au visiteur une certaine satisfaction, pourtant, sans qu’il en ai toujours conscience, la nouveauté de son plaisir esthétique est justement dans cette nouvelle entrée en imaginaire : plusieurs visions de l’œuvre s’associent dans la mémoire. Toutes concrètes et matérielles que soient les créations de Linda Besemer leur grand mérite est de dépasser la physicalité pour donner énormément de plaisir à l‘œil et aussi, mais c’est plus difficile à expliquer, à l’esprit.