Andreas Müller—Pohle consacre un important dossier du numéro 114 de sa revue European Photography à des créations récentes d’images générées par l’intelligence artificielle . L’ensemble des portfolios apparait très convainquant et permet la découverte de plusieurs auteur(e)s, originaires de différents pays. Nous sommes aussi intéressés à retrouver des photographes que nous admirons et à voir comment ils s’emparent de cette toute nouvelle technologie en poursuivant leur oeuvre.
Dans sa longue préface intitulée Un monde d’images artificiellement intelligent Andreas Müller—Pohle reprend d’abord cette menace du Center for AI Safety, un institut de recherche à but non lucratif basé à San Francisco : « Le danger de « l’extinction par l’intelligence artificielle » devrait être considéré comme une priorité mondiale au même titre que les pandémies ou les guerres nucléaires. »
Il rappelle le caractère récent datant de moins d’un an de la diffusion de ChatGPT, un programme capable de générer un langage à partir de myriades de données d’entraînement existantes. Et parallèlement pour l’image des générateurs d’intelligence que l’on appelle des « prompteurs » tels que DALL-E 2, Midjourney et Stable Diffusion, qui génèrent des images à partir d’un texte.
Leur fonctionnement technologique restant caché comme en une « Super boîte noire » elles fascinent. Mais la photographie y reste centrale. L’auteur en explique les raisons « les données que les algorithmes de l’intelligence artificielle dévorent et digèrent aujourd’hui sont les quelque douze mille milliards de photographies (plus tous les autres types d’images) qui se sont accumulées dans la mémoire de l’histoire et qui y sont disponibles en tant que masse de données sédimentées. »
Cependant la différence entre la photographie argentique ou numérique et ces nouvelles images artificiellement intelligentes est que leur relation avec le monde extérieur est indirecte, secondaire, dérivée. Pour marquer cette différence des termes alternatifs ont été proposés comme « synthographie » ou « promptographie ».
Le photographe et théoricien de l’image reste très critique sur l’ensemble de cette production : »L’imperfection des images artificielles, qu’il s’agisse du pape en doudoune ou de Trump aux prises avec des policiers, appartiendra bientôt au passé. La grande horreur picturale est encore à venir, elle produit surtout de la bêtise artificielle avec toutes ses images vides et usées. » Plus grave encore : «
Le pendant du kitsch esthétique est le kitsch politique, qui gélatinise et remodèle le discours social, que l’on retrouve dans les bunkers idéologiques. »
Seules des stratégies artistiques pourront y remédier, c’est ce que démontrent les portfolio réunis dans ce numéro ainsi revendiqués :
« Pour l’avant-garde numérique d’aujourd’hui, proche de l’art conceptuel et de l’art d’appropriation tout ce qui est nouveau est à prendre : l’histoire, les médias, la science et la politique, la philosophie et l’art. Un art cross-média, un art de l’inter-face.Les images artificiellement intelligentes de l’avenir, un instrument de connaissance et de sensibilité, n’auront de sens que si elles restent des images humaines. »
Parmi les images spectaculaires auxquelles on s’attend quand on parle d‘AI Xavi et Dani Cardona travaillent aux marges d‘une pratique scientifique en négatif couleur qui rend un aspect singulier à des images de grenouille programmées avec KREA. Elles apparaissent dans éclat de leur nuances flashy passant sous la peau assez proches des rendus obtenus par résonance magnétique nucléaire, en plus psychédélique.
S‘il est aujourd’hui un autre genre que l’AI inquiète c’est bien celui du reportage. L’association Reporters Sans Frontière est intervenue dans différents débats à ce sujet pour évoquer leurs crainte et dans son éditorial du Festival Visa pour l image 2023 Jean François Leroy apporte une critique des « fausses images ultraréalistes » générées par l’’IA et à leu diffusion massive sur les réseaux sociaux. Michael Christopher Brown né en 1978 aux USA propose avec 90 Miles, distance séparant La Havanne de la Floride, une approche documentaire de situations de migrations qu’il réinterprète avec Midjourney versions 4 et 5. En se rendant sur place et en travaillant avec cette nouvelle technologie il se place dans la mouvance des fictions documentaires.
Artiste allemande , Anja Engelke, fait une relecture dynamique du célèbre cliché de Robert Capa, daté de 1936 Mort d’un soldat républicain, dont elle reprend le titre anglais pour sa série The falling soldier. En réactivant cette image déjà reconnue comme mise en scène avec DALL-E elle évoque un prototype de l’image de guerre , toujours d’actualité.
Dans ce type de pratique citationnelle le britannique Craig Ames utilise différents algorithmes pour établir une synthèse d’images à partir des originaux de 26 Gasoline Stations d’Ed Rusha . Il utilise comme prompt les textes descriptifs de cette série de paysage californiens. L’effet est très réussi et apporte une nouvelle lecture, une de ses oeuvres fait la couverture de la revue. C’est avec la technique du collage digital que l’américain Gregory Eddi Jones mêle des pages de revues anciennes avec des vues de techniques de reproduction, ou de matériel de robotique. L’ensemble est très convainquant quant à une histoire cultuelle liée au développement des deux siècles.
Un second chapitre est consacré à La mise en scène de soi avec des portfolio d’artistes femmes . Si Conit Reiss revendique ses auto-représentations qui masquent sa tête au nom d‘une expérience de mythologie personnelle, l‘esthétique de ses photos qui met en avant le vêtement et les tissus relève de la mode, autre domaine soucieux de recherche. La ghanéenne Mélanie Issaka dans sa série Blueprint:Black Skin White Mask pose nue en studio, une partie de son corps noir masqué par un drap imbibé de cyanotype, qui rend une image bleue où le corps devient blanc. Ces images semblent évoquer l esprit de l oeuvre de Floris M. Neusüss Pendant l‘épidémie de COVID l‘allemande Lia Sophie Laukant se met en scène dans une critique du patriarcat quant aux clichés sexuels sous la thématique Bittersweetness. La roumaine Kincsö Bede tente de rendre compte de l’atmosphère d‘angoisse de son pays vécue par ses parents sous Ceausescu. Elle crée des scènes de cauchemar empreintes cependant d‘ironie où une certaine violence faite au corps féminin le montre contraint par les objets du quotidien, dans une esthétique rappelant celle d‘Agnès Geoffray sur les expériences paranormales.
Un courant récent fait références à des oeuvres installées dans l’histoire de l’art, la finlandaise Emma Sarpianiemi revisite en couleur les autoportraits de Cindy Sherman , un déclencheur automatique en main. Ces images n’étant ni ironiques , ni critiques n’apportent rien à l’oeuvre originale. Tarrah Krajnac rend hommage aux maitres du nu photographique dont elle célèbre les Master Rituals . Si les modèles d‘Edward Weston sont réduits à des fragments de corps sans visage, l’artiste péruvienne pose nue en studio en leur donnant son visage , tandis qu’un ou deux cadres contenant des tirages des photos originales , dialoguent avec son propre corps. Elle signifie une autre forme d’engagement artistique au nom d’un féminisme qui se situe dans l’histoire du médium.
Il est fort révélateur de réaliser comment des photographes très impliqués dans leur oeuvre trouvent de nouvelles ressources dans l’IA. Boris Eldagsen vient de faire l’actualité en refusant le Sony World Photography Award après avoir déclaré son image primée comme résultat d’une intervention d’intelligence artificielle. Cet artiste allemand s’est fait connaitre par ses installations multimédia d’un baroque flamboyant. La revue publie ses images noir et blanc de l’ensemble Pseudomnesia III des portraits qu’il identifie comme promptographies. Ces images uniques se veulent une traduction plus émotionnelle et psychologique des sentiments et personnalités des modèles.
Si Visitor la plus récente série de la très célèbre Elina Brotherus figure la plus connue de l’Ecole d’Helsinki est purement photographique , sa construction complexe semble influencée par la nouvelle esthétique. Composée en 2022 comme à son habitude à partir de ses autoportraits en situation l‘artiste a pris comme cadre l’Art Muséum Didrichsen de sa ville natale pour un dialogue fécond entre les oeuvres qu’il accueille et la nature qui l’entoure, avec sa propre présence comme incitatrice à une lecture aussi structurée que cultivée.
En fin de revue la critique de cinq livres récemment publiés dressent l’actualité d’artistes pionniers de cet art des médias : Six Décades d’Orlan, Open my Glade de Pipilotti Rist, The Art of Behaving Badly des Guerrilla Girls, Doug Aitken avec ses Works 1992-2022 et David Claerbout pour The Silence of the Lens. Une liste des principaux festivals de Media et Vidéo complète cette approche d’un numéro particulièrement utile dans ce débat récent.