Cellar Door au Palais de Tokyo, se présente comme un environnement faisant jouer tous les sens, visuel, sonore, gustatif, olfactif, véritable dispositif infléchissant la notion d’œuvre d’art totale au profit d’une entreprise artistique pluridisciplinaire.
Histoire d’un concept, l’œuvre d’art totale ou das Gesamkunstwerk
L’exposition de Loris Gréaud au Palais de Tokyo se donne à voir tout autant qu’à expérimenter, organes perceptifs grands ouverts. Sons générés de manière aléatoire par un ingénieur technicien installé dans une « bulle-studio », système de néons orchestré par le même ingénieur, sachets de bonbons n’ayant de goût que celui que l’on y projette, cabines de cinéma, design architectural transformant l’espace habituel d’exposition, forêt d’arbres enduits de poudre à canon formant un paysage romantique, souffleries projetant des courants d’air sur le public, jeu de paint-ball, mobilier et sculptures évoquant l’esthétique Mac, cartels lumineux reprenant le livret d’un opéra composé par Raimudas Malasausjas et Aaron Schuster. La porte coulissante à l’entrée de l’exposition fait pénétrer le spectateur dans un environnement inspiré de l’imaginaire Sci-Fi, grand vaisseau ayant pour projet la déstructuration et la dilatation de l’appréhension habituelle que l’on se fait du temps et de l’espace, présenté comme un vaste studio, un atelier depuis lequel une partie de l’équipe fédérée par Loris Gréaud pilote ce projet artistique.
Pascal Rousseau, en charge de l’éditorial du catalogue, reconnait dans cette exposition le vestige wagnérien de l’œuvre d’art totale. Pour lui, dans l’œuvre de Gréaud, les correspondances entre son et lumière se font l’enjeu de connexions nerveuses et électriques, engageant ainsi une analogie entre le travail cérébral (l’activité de la pensée, la préparation en amont d’une œuvre dans un atelier) et le système mis en place dans l’exposition. « Portée par la force pulsionnelle de l’inconscient musical, écrit-il, l’œuvre d’art totale est une entreprise de fascination. […] [Gréaud] en joue surtout dans l’usage différé de l’emblème wagnérien du Gesamkunstwerk, l’opéra, même si la dimension monumentale de cette orchestration […] se déplace clairement dans l’univers plus intimiste d’une résolution mentale de la transposition : la dramaturgie […] n’est que le support rythmique d’une cinématographie plus personnelle, mi-hallucinatoire, où chacun des visiteurs redéploie virtuellement sa propre configuration de l’exposition. » (Pascal Rousseau, Catalogue de l’exposition, p. 90).
La comparaison, si elle permet de mieux comprendre la démarche de l’artiste, peut surprendre tant l’écart de plus d’un siècle et demi le sépare de l’opéra wagnérien. Elle nous offre surtout l’occasion de saisir comment le concept de Gesamkunstwerk, énoncé par Wagner au milieu du 19ème siècle, a pu évoluer à ce point pour venir qualifier la pratique pluridisciplinaire d’un artiste contemporain. Peut-être faudrait-il alors parler de notion plutôt que de concept tant l’idée d’œuvre d’art totale a couvert l’histoire de l’art des avant-gardes jusqu’à nos jours, désignant tout autant les œuvres collectives modernistes du Bauhaus que les performances fluxus ou encore les environnements son et lumières de l’art numérique.
Gesamkunstwerk désigne une œuvre d’art synesthésique englobant différentes activités artistiques qui concourent ensemble à créer chez le public un effet saisissant et total. Le terme, si on l’origine chez Wagner, ne se retrouve que deux fois dans ses écrits, et prolonge en fait l’attitude du romantisme allemand, ayant en mémoire une révolution, de l’autre côté du Rhin, annonçant un âge nouveau. Le programme wagnérien est avant tout politique. Le compositeur fait le constat d’une société dominée par l’égoïsme, la cupidité et le matérialisme et rêve dès 1849 d’une œuvre d’art de l’avenir qui, en héritant du modèle du théâtre antique, arriverait à regrouper en son sein la communauté allemande. Si bientôt, le projet wagnérien de « restaurer le lien social » (pour emprunter un langage tout à fait contemporain) tombe dans l’affirmation nationaliste de Bayreuth et de l’Allemagne de Bismarck, l’idée de l’œuvre d’art totale telle qu’elle apparait et qu’elle persiste dans l’avant-garde moderniste est complètement empreinte de politique. « […] tout projet d’œuvre d’art totale, écrit Eric Michaud, est une réponse réactive, à la division du corps social, à l’institution du conflit et à l’indétermination historique qui caractérisent la démocratie moderne. Il y répond par l’unité d’un grand corps, tout à la fois organique et mystique, métaphore d’un corps politique homogène et dont la finalité, en tant que totalité, lui est absolument présente – à lui-même et dans toutes ses parties – donnant corps par la même, contre l’historicité revendiquée par la démocratie, au fantasme d’une fin de l’histoire. » (Eric Michaud, « Œuvre d’art et totalitarisme », L’œuvre d’art totale, ouvrage collectif, p. 35).
La constitution d’un grand corps social qui place en premier l’ambition wagnérienne de la Gesamtkunstwerk, se retrouve encore dans le projet du Bauhaus, défendue au départ par Walter Gropius comme cathédrale de l’avenir, mêlant dans le même effort artisans, artistes et ingénieurs et cherchant à modéliser de formes artistiques, vocabulaire plastique élémentaire et géométrique, qui serait l’expression d’un temps nouveau. Mais, nous rappelle Eric Michaud, le Bauhaus ne tarde pas dans le courant des années 1922/23 à suivre un autre tournant dans sa production. L’œuvre d’art totale, qui est le berceau d’une unité spirituelle collective et de l’être-ensemble, est réduite à un homme total, appréhendé dans ses différentes fonctions organiques, formant ainsi un individu type, normé, aux différentes capacités partagées par tous car biologiques, auxquelles l’art doit répondre. L’œuvre d’art totale laisse ainsi comme un slogan dans l’art, celui de l’art et la vie, et la nécessité pour l’art de s’inscrire dans l’expérience du quotidien, de rendre perfectible cet individu « type ». « Construire, écrit dorénavant Gropius, c’est organiser des processus vitaux. » Cette compréhension de l’œuvre d’art totale dont le virage se manifeste visiblement dans le Bauhaus accompagne toute la création moderne. On ne vise plus à l’établissement d’une communauté en envisageant une œuvre destinée à la masse mais on s’intéresse aux rapports entre le sujet et son environnement, harmonie des arts rentrant en résonance avec la nécessité intérieure chez Kandinsky, l’ivresse de la vitesse emportant le corps chez les futuristes et renvoyant au développement industriel du début du 20ème siècle. On pense encore aux environnements de Kurt Schwitters qui se livre également à l’édification d’une œuvre d’art totale (d’ailleurs on retrouve le terme Merzball chez Gréaud).
Le second virage de l’histoire de cette notion s’effectue dans les années 60 avec le développement d’un art pensé au travers de différentes pratiques. Ces dernières cherchent à intensifier l’œuvre dans la réalité collective, sociale, politique et économique. Le situationnisme de Debord vise à la « construction consciente et collective d’une nouvelle civilisation. » Des œuvres comme celles du mouvement Fluxus célèbrent l’acuité de l’instant entendu comme choc, singularité, rencontre au carrefour d’un réseau d’échanges, de courants aux détérminations contraires et prenant ancrage dans un monde appréhendé dans ses multiples devenirs. La notion d’œuvre d’art totale voit bientôt les limites de sa définition se confondre avec l’intensité de l’expérience artistique, avec l’idée d’art et de vie, qui, au travers d’environnements et d’installations, se tourne à présent vers le spectateur.
En 1983, Harald Szeemann monte une exposition intitulée Der Hang zum Gesamkunstwerk (Quête pour une œuvre d’art totale), transitant par le Kunsthaus de Zürich, la Kunsthalle de Düsseldorf, et le Museum Modern Kunst de Vienne. Le projet est ambitieux et regroupe différentes œuvres depuis le 19ème siècle faisant appel à ce que Szeemann qualifie à présent d’utopies relatives à la Gesamkunstwerk. La liste est longue : Richard Wagner, Ferdinand Cheval, Antoni Gaudi, Rudolf Steiner, Adolf Wöllfli, Peter Behrens, le futurisme italien, Wassily Kandinsky, Arnold Schönberg, Piet Mondrian, Kasimir Malevitch, Marcel Duchamp, Francis Picabia, Erik Satie, Kurt Schwitters, Tatlin, El Lissitsky, Bauhaus, die Gläserne Kette, Walter Gropius, Johannes Itten, Oskar Schlemmer, Antonin Artaud, John Cage, Joseph Beuys, Hermann Nitsch, Anselm Kiefer, et enfin Marcel Broodthaers (pour ne citer que les plus connus). L’idée de l’œuvre d’art totale s’étire au gré de ces différents œuvres issues d’époques et de temps différents. Pour Szeemann, elle est une utopie, un « emballage notionnel utilisable à volonté », accompagnant ainsi toute la création moderniste et au-delà l’art des années 60 et 70. Globalisante, l’œuvre d’art totale n’est plus la nef wagnérienne de la communauté de l’avenir mais l’indice d’une conception rhizomatique du monde. Il écrit en 1994, dans un catalogue sur Kurt Schwitters : « [L’œuvre d’art totale] a été notion mythique des récits de soirée au coin du feu, un invité bien dans la « perte du centre », cette grande mise en scène dictée par le pessimisme culturel du 19ème siècle par Hans Sedlmayr. Elle est devenue l’epithon ornans des choses les plus diverses : le Ring à Vienne, le palais Stoclet à Bruxelles, le Jugendstil, l’atelier des maîtres du Bauhaus, l’Aubette à Strasbourg, le Panoptikum de Valentin, la feuille blanche de l’artiste, les événements dans les circonvolutions cérébrales, l’homme en tant que microcosme, la femme en tant qu’être biologique ; tous les systèmes globaux de la société post-industrielle. Il y a des œuvres d’art totale partout où l’on va, partout où l’on regarde. A perte de vue. » (Harald Szemann, Kurt Schwitters, catalogue de l’exposition, Centre Pompidou, p. 372). La Gesamkunstwerk donne lieu au tout et au n’importe quoi. Elle n’existe pas, c’est une utopie partagée par les artistes, chacun dans des points de vue différents. Le titre de l’exposition le rappelle bien : Quête pour une œuvre d’art totale. Car si cette chimère prenait ancrage, si l’œuvre d’art totale avait réellement lieu, elle glisserait irrémédiablement dans le totalitarisme et dans le spectre horrifiant de la mémoire du nationalisme socialiste allemand.
L’œuvre d’art totale n’est et ne doit rester qu’une utopie. Harald Szeemann prône l’œuvre de l’artiste allemand Joseph Beuys dans sa promesse faite à tout individu de créer et de former une conscience éclairée du monde et de son avenir. Mais la grande nouveauté de cette exposition est la présence de Marcel Broodthaers. Si on entend par Gesamkunstwerk nombreuses œuvres citées plus haut, l’introduction de la démarche de Broodthaers dans un tel contexte confère une nouvelle dimension à la notion. L’œuvre d’art totale inclut à présent la sphère muséale ainsi que les multiples imbrications (critiques dans le cas de l’artiste belge) entre l’œuvre et l’institution qui permet sa visibilité. Elle n’est plus tant l’héritière du Kunstwollen que de la méfiance envers la volonté de puissance de l’artiste et dont témoigne Broodthaers.
C’est suite à cette lente métamorphose de la Gesamkunstwerk que nous pouvons la déceler sans le moindre étonnement dans le travail de Loris Gréaud. Dans la fusion que propose Cellar Door entre environnement perceptif et espace muséal, elle s’y greffe comme ornement historique, coquille vide délestée de toute son ambition politique, cellier sans plus aucune ivresse.