Virginie Bigot ne peint pas pour raconter des histoires. Dans ses tableaux, il n’y a pas de construction au service d’un récit. Il y a carambolage. Les intrigues et leurs mises en scène se télescopent pour faire naître de nouvelles fictions.
« Vu du ciel avec un regard d’oiseau – et, justement, un vautour descendait en spirale – il était impossible de dire si l’homme nu qui gisait sur le sol était vivant ou mort. L’homme, lui-même, n’en savait rien et le rapace, en atteignant le sol, s’approcha en boitillant de travers, hésitant, lançant un coup d’œil oblique vers les ronces qui encombraient le ravin, craignant peut-être l’arrivée des coyotes (…) Plus tard, à mesure que l’air du matin s’échaufferait sous le soleil, d’autres vautours arriveraient et la très lente agonie de l’homme aurait enfin son public. » (Jim Harrison, Vengeance… Légendes d’automne)
Virginie Bigot peint des êtres et des lieux. Elle mélange ensuite le tout comme elle dilue les couleurs pour trouver la bonne teinte. Telle une barmaid debout derrière le comptoir de l’existence, elle secoue les géographies et les vies dans un shaker. Elle verse ensuite le cocktail sur le voile de coton ou de lin pour agencer le tableau.
Le vrai lieu, c’est la toile, la vraie figure, c’est la composition et le vrai récit c’est la peinture, l’histoire qu’elle révèle, c’est la sienne.
Le vertige vient de là.
« Quand il se mit au lit ce soir là, il était décidé à s’enfuir. Il se sentait comme un aigle dur, suffisant, puissant, sans remords et plein de vigueur. Mais cela ne dura pas, bien qu’il ignorât alors que, pour lui comme pour l’aigle, sa propre chair aussi bien que tout l’espace, ne serait jamais qu’une cage. » (William Faulkner, Lumière d’août)
Le tableau est un abîme dans lequel les créatures et les espaces se noient. Réels ou imaginaires, entiers ou fragmentés, ils lévitent ensemble suspendus au dessus du vide. Le vide de la toile crue qui distribue les rôles, le vide sous les planches des échafaudages ou des parquets ajourés des espaces en déshérence ou en construction, espaces intermédiaires, interstices minutieusement choisis par l’artiste.
La peinture, seule, enveloppe et protège ce monde qui vacille, prêt à tomber. Elle enroule et couve ces hommes et ces femmes égarées, elle les réchauffe dans des drapés appuyés qu’on croirait peints au XVIème siècle.
Tout en la pratiquant assidument, Virginie Bigot semble éluder la peinture figurative. Elle brouille les pistes. En regardant son travail, on pense davantage à Jacopo Robusti (le Tintoret) et au maniérisme vénitien plutôt qu’aux grands noms ou aux stars de la peinture d’aujourd’hui.
Cette jeune femme, intelligente, sensible et cultivée, consciente du monde dans lequel elle vit, emprunte le labyrinthe et le dédale de cette cité hors du monde et de la vie, suivant le fil d’une Ariane perdue dans les vertiges du temps et les vestiges de son art.
Elle prend la fuite.
Elle fait un pas de côté.
Les tous petits tableaux qui viennent rythmer et ponctuer ses expositions en témoignent. Ils ne laissent jamais percer leur mystère. Il est impossible de savoir s’ils sont des détails découpés dans de plus grands formats ou des compositions précises et mûrement réfléchies qui dévoilent, ici, un pli, là, un lambeau de chair, un fragment de peau, un éclat de lumière ou un paysage abstrait.
Une nouvelle fois, les choses nous échappent, elles s’évadent vers des ailleurs, autres lieux, autres temps, autres mondes.
Tout est insaisissable dans la peinture de Virginie Bigot. L’artiste elle-même s’y cache. On la devine parfois dans quelques autoportraits, la tête tranchée, hors du cadre, ou, tournant le dos, recroquevillée, cachée derrière une silhouette ou un fantôme.
« Comme l’ombre voudrait se détacher du corps,
Comme la chair voudrait se séparer de l’âme,
Ainsi je voudrais maintenant être oubliée » (Anna Akhmatova)
Les territoires se dissipent, s’évaporent et se volatilisent, comme les regards. Dans ces mondes flottants, seuls quelques protagonistes, dont l’importance, pourtant cruciale dans la pièce qui se joue sous nos yeux, ne sera jamais dite, fixent le spectateur droit dans les yeux, accentuant encore le trouble. Ils sont les héros de ce roman écrit au pinceau sur une seule page, les héros qui tiennent le lecteur en haleine, qui garde les yeux grands ouverts scrutant un horizon qu’il n’atteindra jamais, guettant un dénouement qui n’aura pas lieu.
Dans les toiles de Virginie Bigot, les âmes ne se perçoivent pas dans les regards, elles s’affirment arrimées dans les corps, dans les embranchements noueux des membres, qui dans une préciosité blême, se tendent et se tordent comme des sarments ou des ceps, s’enracinent dans l’espace pictural, se figent dans la sécheresse d’une palette sourde écrasée par une torpeur languide.
« Certaines dont s’effrange la ligne de vie, tiennent un mouchoir dans la main, feuilleté de soie, géométrie de songe ; les doigts froissent un nœud innervé de circonvolutions du cœur (…) Quelquefois des gestes, retenus, comme inachevés avant qu’ils fussent ébauchés, sont redoublés, dupliqués, réessayés dans le cours d’une corporéité lacunaire, tendue, – poings, parmi les rais du sari, comme fibules d’os, figeant le drapé vertical. » (Lin Delpierre, Bombay, Sans effraction qu’intime)
« Quand rien ne se passe », c’est là que Virginie Bigot s’expose et se dévoile. C’est dans ces moments qu’elle peint et ce sont ces moments qu’elle décrit dans une virtuosité qui combine spontanéité et précision, réconciliant l’instant et la durée. Elle libère ainsi, dans la dextérité du geste, en l’absence d’elle-même et dans l’absence des autres, une force qui donne à sa peinture la puissance de son expression.
« Entre centre et absence »2
Virginie Bigot est peintre de l’ennui. Elle peint des corps et des lieux, qui, comme des gisants, s’allongent et s’abandonnent sur la toile. Elle peint les siestes d’une humanité hébétée, un peu hagarde qui somnole sur les cendres fumantes d’un monde en déliquescence. Elle place les êtres et les lieux les uns parmi les autres, côte à côte, s’effleurant parfois, dans un théâtre, celui de l’attente, l’attente d’un geste, d’un regard, d’un mot, l’attente d’une attention, à soi, à l’autre, l’attente d’une étincelle qui pourrait à nouveau raviver la flamme et embraser le foyer de la vie.
1 « Lost in translation » est le tite d’un film de Sofia Coppola en 2003
2 « Entre centre et absence » est le titre d’un poème d’Henri Michaux tiré de « Plume, suivi de Lointain intérieur », Paris, Gallimard, 1938, c’est aussi le titre d’une série d’œuvres photographiques réalisée par Jacqueline Salmon qui réunit en diptyques des « images » d’architectures, de lieux vides et des portraits d’artistes : Jacqueline Salmon, « Entre centre et absence », Paris, Marval, 2000.