Voici incontestablement un beau livre, richement illustré. La plupart des auteurs présentés étant connus et reconnus, il s’adresse à ceux qui ignorent la part de l’Art brut occupée par des écrits.
En vibrante pasionaria de l’Art Brut, Lucienne Peiry a choisi de publier en pleine page des reproductions en couleurs d’écrits bruts divers avec, dans de nombreux cas, leur retranscription et parfois si nécessaire leur traduction, au risque, dit-elle, de les « dénaturer ». Bien au contraire : ce faisant, ils cessent d’apparaître comme d’énigmatiques inscriptions qui ne réjouissent que l’oeil et peuvent aussi s’adresser aux entendeurs. Les écrits bruts ont déjà été explorés de plusieurs manières, le précurseur étant Michel Thévoz dont l’ouvrage (non illustré) au PUF sur les écrits bruts date de 1979 ; récemment, Vincent Capt a étudié la Poétique des écrits bruts (2013). Enfin, une toute récente exposition sur les écritures illisibles à Genève (2019-20) Scrivere Disegnando confrontait des écrits bruts à la radicalité de l’art contemporain.
L’ouvrage énumère un nombre restreint de « cas », trente, souvent réduits à des fiches cliniques. Certains sont emblématiques, d’autres plus secrets, dont une trouvaille récente, Angkasapura, un dessinateur inspiré par les figurations symboliques de l’art populaire à Java. Certains auteurs sont absents, comme Aloïse Corbaz aux écrits de laquelle Jacqueline Porret-Forel a consacré une étude remarquable et surtout Henry Darger, écrivain prolixe, graphomane impénitent et illustrateur de génie, qui avait séparé les deux expressions.
Qu’est-ce qu’écrire ?
Depuis Dubuffet, la dichotomie entre littérature et arts plastiques, texte et image, a longtemps réduit l’Art Brut à un processus de figuration dont les écrits n’étaient que des accessoires. Pourtant l’interpénétration de l’écriture dans les dessins est un procédé fréquent chez des bruts qui refusent cette partition. L’hybridation, le va-et-vient de l’écrit et de l’image semble être une constante dans l’Art Brut. Mais à l’origine, la pulsion graphique ne les avait pas distingués. L’écriture a été la question centrale pour le tournant linguistique de la philosophie, en particulier chez Derrida (L’écriture et la différence, La Grammatologie). Le geste de l’écriture produit-il toujours un message qui supposerait un destinataire ? Les caractères graphiques sont- ils ou non réductibles à des dessins ornementaux ? L’écriture est une pratique beaucoup plus récente dans l’histoire de l’humanité que la figuration, la formation d’images. Elle a fait l’objet d’une invention contestée, restée parfois ésotérique, et qui suppose à la fois une technique élaborée et l’existence d’une culture développée.
Le livre montre à quel point le médium qu’utilisent les écrits bruts est disparate : des murs peints ou gravés comme pour Nannetti, un plancher pour Jeannot , des tissus ou des vêtements brodés, des panneaux peints sur des plaques de métal pour Schulthess et, plus classiquement, des cahiers d’écolier et du papier, souvent de récupération, comme pour Aimable Jayet. Mais selon les cas qui sont présentés successivement, l’idée de l’écrit reste assez confuse : Lucienne Peiry ne distingue pas vraiment la voix que l’on entend, l’invocation de la parole que l’on verbalise de l’écriture dont la pratique est liée avant tout au geste. Et la poétique des écrits bruts gagnerait à être davantage rapprochée de l’inventivité hors-normes de poètes comme Henri Michaux, qui fut aussi dessinateur, des calligrammes d’Apollinaire et, avant eux, de Victor Hugo. Pourquoi continuer aujourd’hui à isoler les productions écrites de l’art brut des inventions poétiques les plus insensées ?
Une constellation de graphomanes
La sélection restreinte faite par l’auteur de ces « graphomanes extravagants » en tout genre nous est présentée par l’ordre alphabétique de leurs noms. C’est une façon commode de les isoler sans chercher à les apparenter, d’éviter de les faire rentrer dans une structure plus significative. Certains sont bien connus et leur écriture se déploie avec maestria, comme sur les drapeaux votifs brodés par Bispo di Rosario ; d’autres écrits sont plus confidentiels : ce sont de rares lettres restées secrètes, une seule pour Teresa Ottallo. On pourrait cependant les classer en distinguant les inspirés : le brésilien Arthur Bispo di Rosario, le prophète italien J.– B. Podestà, la spirite Laure Pigeon, Jeanne Tripier la « justicière en chef planétaire », John B Murray, le messager divin analphabète au graphisme lyrique, les inventeurs : Gustav Messmer, créateur de prototypes de machines, Heinrich Anton Müller et Melvin Way, afro-américain fasciné par les formules algébriques ; et les épistoliers dont certains ne font qu’écrire compulsivement d’une manière difficile à déchiffrer, voire illisible, comme Justine Python, Emma Hauk, Harald Stoffers. Il y a aussi ceux qui ont cru bon de mélanger les deux pratiques, le dessin et l’écriture, d’une manière complexe comme le magistral Wolfli, le prolifique Walla, ou encore plus simple comme Giovanni Bosco ou Charles Steffen. Enfin, le cas de Zinelli reste à part : chez lui, l’écriture des lettres ou des chiffres devient figure et les dessins figuratifs répétés d’oiseaux, de fleurs, etc. apparaissent comme des signes, selon un chiasme asémique bouleversant qui organise ses productions graphiques où s’invente une écriture comme des compositions musicales, des mélopées au rythme envoûtant.
L’émotion prime dans le regard qui est porté sur ces splendides éclats bruts livrés au regard. Lucienne Peiry, la bergère qui a désiré rassembler ce troupeau d’écrits bruts, semble déclarer forfait en parlant du « mystère » de ces créations, manière de s’interdire, voire d’interdire à d’autres, le patient travail de les déchiffrer pour les interpréter qui aurait, lui aussi, sa part de jubilation.