Dans la galerie Jeune Création à Romainville, Chris Cyrille a conçu une exposition en prenant pour fils conducteurs le conte ainsi que la mangrove, telle une matière poétique et politique. Il a pris le parti de composer selon « une mangrographie, anti-scénographie. Il faut entendre par là le contraire du White Cube tel que pouvait le définir Brian O’Doherty » selon ses propres termes. L’exposition ne nous livre pas tout lors de notre parcours. Un conte, créé en résonance avec l’exposition, est accessible par fragments audio, écrits ainsi que par la voix du curateur.
En entrant dans l’exposition, nous sommes accueillis par l’installation Fils rouge de Kokou Ferdinand Makouvia. Des troncs d’arbres ramassés et soutenus par des étais préfigurent un paysage de mangroves où se dispersent des graines de palétuviers. Des Modulo Delta accrochés aux arbres peuvent être distribués aux visiteurs et expriment l’idée d’une propagation. Les fils nous guident vers un chemin à travers des arbres et créent des liens entre les différents éléments et œuvres de cette exposition.
La sculpture en forme de tétrapode de Julia Gault fait écho à des brise-lames. Moulage de sable et de béton, cette œuvre évoque les stratégies de survie propres aux mangroves. Cette œuvre pourrait évoquer « l’histoire de cette société française SOGREAH qui créa cet élément architectural contre l’érosion des côtes. » précise d’ailleurs Chris Cyrille, tout en rappelant que La Rumeur (l’oeuvre de Julia Gault) touche aussi à l’impossibilité d’ériger la matière, à la faire tenir. L’idée est alors de travailler à des rencontres inter-matières.
Sur les tapisseries peintes des tentes de Kelly Sinnapah Mary on perçoit des personnages et des scènes qui expriment l’idée de cultiver par soi-même, de reproduire l’enfance d’un monde. L’histoire d’espaces créoles se découvre en observant les différentes figures représentées sur ses tentes colorées, crabes, nattes, liens coupés. L’artiste a également superposé ses dessins sur des illustrations, gravures des livres Voyages au Centre de la Terre de Jules Vernes et Les Fables de La Fontaine. Par ce geste, elle se créé sa propre mythologie.
Minia Biabiany s’intéresse au vent. Sa vidéo nous convie à écouter les éléments du paysage guadeloupéen et la force des mouvements de l’air. Des petits tas de sel qu’elle a déposé font écho à des territoires insulaires.
Le dessin d’une forêt Un instant chimérique de Ludovic Nino dévoile un milieu d’une végétation dense. Il rappelle un territoire créole. Ce paysage foisonnant nous invite peu à peu à découvrir des succulentes et un figuier, considéré comme l’arbre qui capture les âmes.
« Toutes les matières de l’exposition gardent la trace d’une mémoire, d’histoires. C’est l’histoire à la fois de nos territoires européens et de leur rationalisation du monde, rationalisation qui catégorise par exemple les éléments, le réel, les choses. Alors, il faudra faire la guerre à la mer (le tétrapode), faire la guerre à l’autre, sans penser que tous ces éléments sont en relation. C’est aussi l’histoire de territoires non-européens à travers la figure de la mangrove, qui existe aussi bien dans les Caraïbes, qu’en Asie-du-Sud-Est ou Afrique de l’Ouest par exemple » témoigne le conteur de cette exposition. Chris Cyrille a engagé une éthique de la relation avec les artistes. Leurs échanges ont donné naissance une exposition qui propose une ouverture à l’autre et invite à prendre le temps pour percevoir les œuvres dispersées dans l’espace. Des liens multiples se créent entre les travaux des artistes, composant ici un écosystème dans lequel nous nous frayons des chemins.