Portée par un maire engagé considérant la mobilité comme droit humain inaliénable, la 12e édition de Manifesta, biennale nomade à Palerme (jusqu’au 04.11.18), est placée sous le signe de la coexistence des flux et des échanges multiples.
Historiquement marquée par les croisements des peuples, cette ville dirigée par Leoluca Orlando, maire qui semble résister aux désastreuses manoeuvres politiques du gouvernement italien actuel, est confortée dans son combat par les choix artistiques de cette biennale qui s’intitule : The Planetary Garden. Cultivating Coexistence.
Ancrée dans une politique culturelle des différences et des hybridations créatives menée depuis quelques années à Palerme, la biennale Manifesta 12 met le focus sur ce laboratoire socio-écologique à travers des réflexions et positions artistiques qui ont la particularité d’évoluer « in situ » et de faire découvrir des lieux improbables, entre palais déchus et sites industriels abandonnés.
Si la première partie du titre fait référence au concept clémentien du monde comme jardin planétaire, la deuxième partie livre déjà partiellement des éléments de réponses à ces questions fondamentales de notre interdépendance en focalisant sur notre responsabilité dans la prise de position d’une culture de la coexistence. Dans ce sens Manifesta n’est pas une manifestation de contemplation artistique mais une belle invitation de participation et d’engagement du côté de l’artiste que du spectateur.
L’œuvre « The Soul of Salt » (une montagne de sel au milieu de la grande salle du palais) de l’artiste néerlandaise Patricia Kaersenhout, une installation au Palais Forcella de Seta, symbolise très bien ce partage et cette solidarité qui émane de cette biennale. Les visiteurs sont invités à ramasser une portion de sel qu’ils peuvent rapporter à la maison et dissoudre dans l’eau afin de noyer les peines du passé en mémoire des esclaves. Une légende créole raconte que les esclaves évitaient de manger du sel afin de devenir plus léger et pouvoir retourner en Afrique en volant.
Un autre aspect de l’esclavage et de la post-colonisation est approfondi par Kader Attia à travers sa vidéo-sculpture The Body’s Legacies. The Post-Colonial Body, 2018. Le rapport entre individu et société est analysé à travers ce dispositif qui dénonce aussi la violence issue de la démocratie.
Les expositions à Palerme, plus que dans d’autres manifestations de Manifesta, s’inscrivent dans le tissu urbain de la ville en relevant les défis politiques, écologiques et sociaux d’aujourd’hui.
Ainsi le collectif Fallen Fruit a trouvé une voie politico-poétique pour parler de l’espace public et de ses mutations en se focalisant sur les arbres fruitiers qui peuplent la ville. Au Palazzo Butera on peut admirer l’installation Theatre of the Sun composée de magnifique papier peint de fruit qui recouvrent l’énorme salle du palais et d’un plan qui à travers un logiciel localise les arbres dans leur contexte réel transitoire.
Le jardin botanique héberge aussi des œuvres in situ comme l’herbarium de plantes artificielles du Colombien Alberto Baraya ou l’installation vidéo Pteridopilia du Chinois Zheng Bo qui montre comment sept jeunes hommes ont une relation intime avec les plantes dans une forêt taiwanaise.
Toute la ville est investie par des propositions artistiques qui tiennent compte de la situation de Palerme qu’elles soient animées par l’histoire ou par l’actualité, par le local ou le global.
De nombreux événements collatéraux, un programme 5x5x5 en collaboration avec des galeries internationales importantes ainsi que des laboratoires de recherche et des workshops ont lieu tout au long de la Manifesta.
Signalons dans la rubrique « Collateral Events », la grande exposition ReSignifications organisée par New York University sous le commissariat d’Awam Amkpa au Zisa Arti Contemporanee.
Artistes africains et européens traitent le corps africain à travers différentes représentations photographiques historiques et actuelles : esclave, soldat, prêtre… D’admirables portraits d’Angele Essamba, de Russell Watson ou de Wendy Bednarz témoignent des ré-évocations des modèles « africanistes ». Mais aussi des sculptures et installations, ainsi qu’une série de photographies stéréoscopiques anciennes à ce sujet, revisitée par Alessandra Capodacqua.
Pour la beauté du lieu et la pertinence du travail, on doit passer par les Archives de la ville de Palerme où l’artiste Eva Frapiccini présente son archive mobile sur la mafia palermitaine.
Comme dans beaucoup d’expositions du programme officiel comme dans celui des événements collatéraux la rencontre avec les lieux participe à la qualité du travail artistique et de sa réception positive auprès du public. C’est le cas aussi du travail pertinent de Cristina Lucas qui montre dans une architecture mussolinienne des années 30 une installation vidéo trois canaux qui dénonce les guerres du XXe siècle et ses victimes civiles sous le titre de « Unending Lightning ».
Il est évident, vu la situation de Palerme, que Manifesta 12 parle de politique et d’écologie et que les thèmes des flux migratoires, des réfugiés et de la mondialisation aient inspirés les artistes sélectionnés. En plus les œuvres sont bien ancrées dans la vie de la ville en posant toutes les questions actuelles dans des formes artistiques très variées.
Alors que le populisme du gouvernement italien actuel fait peur, Palerme à travers cette dynamique manifestation d’art contemporain nous fait croire en une possible issue aux urgences liées aux migrations et aux problèmes écologiques.
Peut-être même que cette créativité qui émane des œuvres dans ces lieux improbables nous fait rêver à travers l’art d’une certaine renaissance de la solidarité sociale et de la pensée humaniste.
« Io sono persona », titre d’une exposition soutenue par le maire à Palerme en 2015, est devenue la phrase qui regroupe les forces contre l’inhumanité et le racisme en redonnant à chacun sa dignité mais aussi sa responsabilité.