Marchand de rêves

Amateur et collectionneur devenu marchand, toujours à l’affût de trouvailles insolites, toujours prêt à se laisser séduite par une rencontre improbable, le « passeur » Jean-Pierre Risch-Fisch, galeriste à Strasbourg, a fait l’objet d’une copieuse biographie illustrée qui retrace le périple aventureux d’un Ulysse qu’auraient séduit les sirènes. Et, au-delà de son chemin solitaire et singulier, semblable en cela à ceux d’artistes qu’il représente, cet ouvrage fait réfléchir à la part autrefois maudite d’un « Art Brut » qui a désormais intégré les foires et le marché de l’art international.

L’intérêt pour l’art de la part de ce garçon né dans une famille de commerçants a d’abord tenu du dada ou du violon d’Ingres pour devenir une véritable passion : il se rend de plus en plus souvent à Paris où il visite des expositions désormais historiques (comme, en 1972, « 12 ans d’art contemporain en France » 1960-1972) fréquente des galeries et va rencontrer des artistes. Son goût le porte vers la Nouvelle Figuration : Monory, Crémonini, Télémaque, Gasiorowski… Être attiré par certaines œuvres, en découvrir de nouvelles, se laisser guider par une sensibilité encore latente : le jeune dilettante se sent naître une vocation de collectionneur. Plus tard, l’exposition de la donation de Daniel Cordier à Beaubourg en 1989 lui donnera l’exemple et le modèle d’un brassage hors normes qui le séduira.
Le livre qui retrace son parcours biographique permet de (re)découvrir un moment-clé de l’art contemporain en France en explorant, en même temps que la formation d’un goût individuel et original, l’état du monde de l’art en devenir après 68. L’ambition de l’amateur devenu collectionneur était de recueillir des pièces représentatives d’un art vivant « de son seul point de vue ». Grâce à ce livre, on est en mesure de se représenter un tableau contrasté d’un monde de l’art vu comme lieu d’échanges du point de vue de l’acquéreur, puis du marchand qui permet à d’autres de faire à leur tour des découvertes.

Du côté de l’Art Brut

La recherche de l’étrange, de l’atypique, du surprenant a conduit ce collectionneur à aller du côté de l’Art Brut. Elle a guidé l’amateur vers ce monde à part dont il rappelle les limites tout en s’enthousiasmant pour des auteurs, parfois méconnus, qui l’attirent. En osant mélanger les genres, le premier collectionneur à le faire ayant été Daniel Cordier, Ritsch-Fisch a voulu imposer son goût particulier plutôt que se cantonner à une forme d’art. Mais à la différence de Dubuffet, pour qui l’Art Brut devait constituer un monde clos (certains vont jusqu’à parler de ghetto), son goût pour le « brut » ou pour ce qui est considéré comme tel ne l’empêche pas d’ouvrir sa galerie à d’autres artistes.
L’Art Brut ne forme pas un ensemble cohérent mais crée une constellation de singularités. Les masques de Pascal-Désiré Maisonneuve ou les bourrages de Francis Marschal côtoient des médimuniques, Anselme Boix-Vive, Rosemarie Koczy, Philippe Dereux et Michel Nedjar. Et encore bien d’autres, dont certains sont déjà reconnus comme des maîtres de l’Art Brut : Zinelli, Van Genk ou Darger. Déjà reconnu et collecté par Dubuffet, l’Art Brut aimante le regard du collectionneur par ce qu’il a d’étrange, d’insolite et de jamais vu. La question esthétique posée par l’intitulé du livre qui sépare le Beau et l’Art Brut insiste sur la manière dont des artistes, qu’ils soient « bruts » ou non, troublent et désorientent notre perception. Mais peut-on encore opposer le Beau au Brut ? Déjà, le Beau n’a plus la même définition qu’à l’âge classique depuis le « beau » bizarre baudelairien et la beauté de l’étrange, du différent et de l’anomalie présente chez les surréalistes, qui ont préparé le terrain pour une esthétisation d’objets et d’œuvres dont l’apparence est déplaisante.

Ce livre est l’occasion pour son auteur de déployer une culture artistique approfondie pour expliquer les nombreux coups de cœur de Risch-Fisch : c’est une somme informative sur des artistes. Et c’est surtout une manière de faire comprendre, à partir de ce cas particulier, le passage de l’Art Brut d’un milieu restreint à un marché qui s’ouvre de plus en plus aux formes d’art alternatives. Laurent Fassin – qui fut le fondateur de la revue Légendes – s’amuse à transformer un récit autobiographique classique en entrecroisant des légendes, inventant ainsi pour Jean-Pierre Risch-Fisch une « mythologie personnelle ». Et la série des artistes « bruts » ou autodidactes que ce marchand-découvreur a aimé et diffusé – de Michel Nedjar, un artiste brut aux œuvres saisissantes devenu lui-même aussi collectionneur d’Art Brut, à Hervé Bonhert, un artiste autodidacte, boulanger-pâtissier de profession, qui crée un univers à la fois macabre et drolatique – témoigne de l’inlassable curiosité d’un regardeur enthousiaste qui s’est transformé en marchand de rêves. Quel que soit le champ où se situent les oeuvres qu’il défend (Art Brut ou assimilé ou autre) les sensations de perturbation ou d’inquiétante étrangeté qu’elles procurent nous amènent de l’autre côté du miroir et elles nous permettent de rêver.