Marie Bovo, l’attente décisive.

À la Galerie Kamel Mennour, Paris, Marie Bovo expose jusqu’au 17 janvier deux séries de photographies en apparence opposées dans leurs visées. La série Jours blancs est constituée de prises de vues extérieures : la grève, l’eau, le ciel et toujours une lumière claire particulière, chaque fois différente, celle des nuits d’été des iles Lotofen en Norvège. La seconde série accrochée dans l’autre salle porte un titre partiellement explicite : Alger. Elle marque la poursuite du travail de l’artiste autour de visions des villes du pourtour méditerranéen. Après les contre-plongées sur les cours intérieurs ou les halls d’immeubles de Marseille (2000-2010), la ville où vit l’artiste, et les prises de vue dominantes dans le quartier Bab-el-Louk au Caire (2007), voilà une proposition de diverses images frontales élaborées à Alger. Plusieurs portes-fenêtres d’un appartement, apparemment vide, sont ouvertes mais la vue vers l’extérieur est limitée par la présence de constructions de l’autre côté de la rue.

Alger

Plasticienne avant d’être photographe, Marie Bovo sait depuis longtemps jouer de la lumière de la couleur et des reflets. On devine chez elle une culture de la peinture jointe à celle de la photographie. Le thème de la porte-fenêtre a été traité souvent par Matisse, Bonnard, Picasso, Dufy ou encore Hopper. À côté de cela, ayant choisi depuis longtemps la photographie comme moyen d’expression, l’artiste a développé nombre de savoirs techniques. Elle maitrise parfaitement la composition, les contrastes de lumières et de matières, la profondeur de champ et le hors champ.

Marie Bovo travaille à la chambre photographique. Elle pose son appareil, choisit le cadrage et attend la bonne lumière, celle qui va donner à voir ou va faire disparaître les détails suivant les heures du jour. Ces prises de vues d’Alger ont été faites en fin d’après-midi ou en début de nuit. En multipliant les images avec le même cadrage la porte-fenêtre, avec une légende rappelant l’heure précise du déclenchement, cela pourrait faire songer au reportage. Vite on a le sentiment que cela va bien au delà du constat : pas de sociologie des lieux. Ce qui intéresse l’artiste, ici comme pour d’autres séries, c’est le passage entre la clarté et l’ombre, l’accord entre les instances spécifiques des lumières à un moment donné. Le choix de l’instant temporel du possible basculement reformule pour l’image photographique la longue emprise des ans sur ces architectures. Pas de représentations humaines visibles mais des indices de présence. Les traces de vie sont là, rares dans les lieux intérieurs et plus nombreuses dans les espaces extérieurs. Comme pour d’autres séries photographiques, Marie Bovo montre son intérêt pour la révélation du charme discret des lieux bourgeois un tant soit peu « has been ».

Revenons sur les choix délibérés de composition de ces images. La photographe marseillaise nous livre une déclinaison sur ce thème qui avait beaucoup intéressé les peintres du début du siècle et non des moindres : Bonnard, Matisse, Picasso, Dufy. Le médium est différent et l’intention aussi ; là où les peintres cherchaient à trouver un continuum entre l’espace intérieur de la pièce et le paysage ensoleillé, Marie Bovo joue de l’opposition entre le vide la pièce et les surcharges extérieures. Une toile de Matisse peut cependant être rapprochée dans la mesure où elle installe une forte opposition entre intérieur et extérieur. Nous pensons bien entendu à la Porte-fenêtre à Collioure (1914) peinte 99 ans avant ces prises de vue. Dans l’œuvre de Matisse aussi une grille de balcon se devine sous le grand aplat noir central. L’opposition est forte entre les zones colorées verticales et l’espace ouvert/fermé central ; seules quelques animation au sol et quelques fuyantes conduisent l’œil vers le presque rien. Pour l’artiste contemporaine le lieu médian n’est pas noir. L’écran est le lieu d’animations multiples : allumé, éteint, changeant, à tout moment, il nous fait son cinéma. Et pourtant au final il reste intraversable. On ne saura rien de ce qui se passe de l’autre côté du mur. Comme chez Matisse, les animations se multiplient dans l’espace intermédiaire, celui des fenêtres rabattues, avec ici de nombreux reflets, mirages de choses in-vues.

La composition globalement symétrique n’est pas sans rappeler les triptyques où la zone du centre est le cœur de la représentation. Pour chaque photo, le dormant encadre une image centrale qui fait tableau, entre les deux battants vitrés ; ceux-ci se chargent plus ou moins de reflets suivants les heures. Ils peuvent être très présents, comme dans Alger 22h00, le 2 novembre 2013. Dans presque toutes les photographies les ombres portées des montants des vantaux redoublent les pans colorés des murs. L’intensité et la température de l’éclairage (hors champ) des salles de l’appartement qualifient les espaces intérieures plus que les spécificités architecturales. Le balcon est un proscenium, un lieu mixte qui appartient par sa construction à l’espace intérieur, qui pourtant s’anime en fonction de la lumière du dehors. Tout comme la perspective du carrelage, ce promontoire est un appel pour une sortie du regard. Si la grille arrête les corps, ses élégantes ajourassions ne limitent pas le passage de la vue. Il y a bien deux mondes différents, chacun avec leur éclairage spécifique qui change suivant les heures du jour. La sensation de continuité existe malgré les différences : le vide et unité à l’intérieur, le trop-plein, l’excès, l’hétérogénéité désordonnée à l’extérieur.

On remarquera que Marie Bovo joue de l’ouverture plus ou moins grande des battants des portes fenêtres. Les traverses de séparation s’ajoutent aux fuyantes des châssis pour accentuer la perspective. Sauf quand l’un des battants est plus ouvert comme dans Alger 16h45, le 2 novembre 2013, les lignes horizontales des portes conduisent l’œil dans le champ central, la partie ouverte, mais aussi vers un horizon bouché soit par l’immeuble d’en face, soit par un mur sombre bâti un peu plus loin. L’ouvert permet seulement les prolongements limités pour le regard, pas d’échappées oniriques, pas de projection psychologique facile à partir de ces images où l’infini de l’horizon se dérobe.

Jours blancs

Les propositions des images photographiques prises en Norvège au-delà du cercle polaire pour la série des Jours blancs procurent des sentiments très différents de ceux évoqués plus hauts. Cette fois la profondeur de vue de ces paysages marins va jusque l’horizon. Bien que nous soyons dans un des lieux où les touristes viennent admirer le soleil de minuit, nous sommes loin des images cartes postales ; ici, l’artiste capte les effets lumineux particuliers mais évite le pittoresque, même dans Jours blancs 23h57, 2012. La photographe a installé son appareil photo face à la mer, tout est horizontal : en bas la grève, au milieu la mer, en haut le ciel. Partout une lumière un peu étrange et différente d’une photo à l’autre. Ce faire face de l’artiste n’a rien d’un affrontement. Bien au contraire, il s’agit de s’ouvrir pour accueillir « les soleils mouillés/ De ces ciels brouillés » comme le formulait Baudelaire dans son Invitation au voyage. Si on reprend pour décrire ces paysages nordiques certains termes du célèbre poème, on retrouve bien ici de l’ « ordre » et de la « beauté », du « calme » et une certaine « volupté », mais le seul luxe qui s’invite dans cette rencontre du jour et de la nuit, s’écrirait sans e. La visée principale de Marie Bovo est d’approcher au mieux ce lux latin de ces paysages marins : éclat, clarté, lumière.

On est sensible à l’étrangeté romantique de ces grands espaces nordiques. Il y a ici quelque chose qui se rapproche des créations, sans présence humaine, de Caspar David Friedrich comme Nuages flottants, 1820. Oui, la sensation globale est la légèreté : dans chacun des trois registres horizontaux rien ne pèse, toutes les nuances de blancs se répandent dans un monde flottant. En passant d’un à l’autre de ces grands tirages photographiques (130 x 162 cm), tous partagés par une ligne d’horizon toujours située à la même hauteur, le visiteur ressent la force qu’acquiert la différence dans la répétition. Dans ces grandes étendues tout est changeant, éphémère, légèrement évanescent. Les incertitudes de perception des regardeurs les conduisent à une sensation de flottement. Par d’autres voies et d’autres moyens, on approche ici de la visée des fameuses estampes japonaises de l’époque Edo (« ukiyo-e », images du monde flottant) qui choisissent délibérément de représenter la beauté de réalités transitoires. L’accent est mis sur la réalité d’un monde où la seule certitude, est l’impermanence de toutes choses. Quelques algues, quelques galets, quelques sillons dans le sable indiquent des variations déjà intervenues et susceptibles de se reproduire sur ses étendues presque vides. Ici aussi donc le temps passe, les lumières changent, et seule la photographie permet de fixer les visions fugitives. Avec beaucoup d’expériences et de sensibilité, Marie Bovo anticipe les moments où les reflets du ciel sur la terre et sur la mer installeront les effets les plus singuliers, ceux qui d’habitude résistent aux tentatives de capture.

Comme on a pu le saisir, bien que choisissant ses motifs dans des lieux exotiques, Marie Bovo ne produit pas de photographies documentaires. Les précisions temporelles ne sont pas des finalités mais des moyens pour conduire une exploration des mondes extérieurs et donner corps à des expériences intérieures. La visée n’est pas de proposer une forme photographique novatrice. La quête est d’abord personnelle. Selon le questionnement continu de l’artiste concernant le rapport de la lumière et du temps, il était prévisible qu’elle aille au delà du cercle polaire pour nous rapporter des images de cette mythique beauté où les infinis de l’espace et du temps se conjuguent dans une intemporalité lumineuse. Henri Cartier-Bresson a insisté sur l’importance de l’instant décisif. A propos du travail de Marie Bovo, il faudrait plutôt parler d’attente décisive pour dire la capacité qui est sienne de se fondre dans le lieu, de ressentir l’émotion celui-ci avant de déclencher l’obturateur. La portée universelle de ces variations sur la lumière associée au temps trouve des échos chez les regardeurs. Le silence de ces images favorise l’entrée en imaginaire de ceux-ci.