Marie-Jeanne Caprasse (Dé)Figurer l’étrange

Au cœur d’un dialogue ouvert entre abstraction et figuration, la peinture de Marie-Jeanne Caprasse définit les termes d’un réalisme libre, qui brise l’objectivité de la représentation par la réinterprétation vibrante de ses modèles. Concevant ses portraits comme des paysages, et réciproquement, elle prend des photographies collectées au fil des ans pour points de départ d’un naturalisme fantasmagorique, dominé par un sentiment d’étrangeté. Peintes à l’huile, à la peinture vinylique, et plus récemment au pastel, ses toiles procèdent par superposition de couches qui, tout en densifiant la matière, donnent néanmoins l’impression d’une certaine évanescence, d’une légèreté qui favorisent le relâchement des structures perceptives.

Dans ces mondes labiles en effet, la fluidité de la texture, la mollesse des milieux et la luminosité chromatique dynamisent des scènes pourtant immobiles, opposant l’intensité de leur facture à l’indifférence des personnages et à la quiétude des décors. Dans des visions oniriques aussi inquiètes qu’hallucinées, Marie-Jeanne Caprasse laisse s’exprimer un large spectre d’affects, de l’angoisse des débuts à des représentations plus joyeuses dans ses plus récents travaux, aussi introspectifs que tournés vers le monde extérieur. Animée par le sens du bizarre et du vivant, son œuvre picturale puise son inspiration dans l’expressionnisme d’avant-garde et affiche une proximité certaine avec la nature charnelle saisie par Georgia O’Keeffe, les portraits mortifères de Marlène Dumas ou la vitalité figée des peintures de Peter Doig.

Dévisager. De 2008 à 2013, Marie-Jeanne Caprasse interprète les visages comme autant de paysages mentaux incarnés. Ses portraits, qu’elle nomme notamment Territoires, évacuent ainsi toute référence à l’identité sociale pour exprimer une présence plus impersonnelle, habitée par l’émotion particulière qui a motivé sa réalisation. Par la juxtaposition de fines strates de peinture, elle déforme progressivement la figure initiale jusqu’à ce que les teintes et la luminosité correspondent à la tonalité affective recherchée. Appliqués aux visages, ces glissements figuratifs prennent souvent la forme d’une défigure : abrasement de la peau, agrandissement du regard, liquéfaction de la face ou émoussement des traits concourent ensemble à ériger des Portraits singuliers (2011), saisis dans leur solitude et leur unicité. A l’image des Double Mind (2011), dont le jeu de fausses correspondances entre deux faces jette un trouble dans les processus d’identification des modèles, Marie-Jeanne Caprasse se détache du sujet pour le désubjectiver, pour l’arracher à son identité et travailler l’altérité en lui. Cette stratégie du « hors-sujet », comme elle l’appelle, opère un glissement de l’individuel vers le singulier, qui empêche toute projection empathique. Laissant libre cours à un esprit plus ludique, elle donne également vie à des personnages chimériques, portée par un goût pour l’absurde (une tête de mort en chewing-gum), le grotesque (des déguisements détournés) ou le symbolique (des masques à gaz comme signe de l’oppression féminine).

Altérations. Plus complexe qu’il peut y paraître au premier abord, la composition procède par sédimentation de couches de couleurs et simplification des lignes de force. Ces altérations picturales déforment les sujets autant qu’elles multiplient les points de vue portés sur eux. Organisant ce devenir-autre qui fait différer la figure d’elle-même, les séries de Marie-Jeanne Caprasse suivent souvent un principe de déclinaison chromatique à la faveur duquel un même motif adopte différentes tonalités. Arthur, qui s’approprie l’image du chanteur Arthur H., en module par exemple la chaleur, le caractère ou le degré de monstruosité. Brossées à gros traits, puis évoluant vers un tracé plus fin et une certaine stabilité, les toiles sont engagées dans un processus de déréalisation appuyée sur une recherche matiériste, qui s’affirme au fil des ans. Depuis la série des Territoires (2008-13), Marie-Jeanne Caprasse travaille de plus en plus précisément les éléments non-figuratifs de ses œuvres en multipliant les techniques : dilution du pastel, coulure, aplat, brossage, dégouttement ou mouchetage. En 2015, le grand format Espace temps #1 porte à son paroxysme cette recherche plastique : au-dessus d’une forêt fantastique, un ciel nuageux voit ses contours exploser en fumée et en volutes, comme un feu d’artifice qui retombe en un magma cotonneux, dont le rendu flirte avec l’ornemental de la tapisserie.

Habitats exotiques. La confusion de l’humain et du végétal donne lieu à des paysages possiblement anthropomorphiques, résolument ancrés dans un « exotisme », compris au sens d’esthétisation de l’extranéité. Avec la série Reality (2013-15), les plantes tropicales (palmiers) ou des déserts (yucca) côtoient ainsi cyprès, pins et champignons dans des décors de fantaisie, délestés de toute marque temporelle. Autres paysages et paysages de l’autre, ils sont représentés dans la prolifération, le rhizomatique, l’entrelacement et le foisonnement, déployant une organicité folle et autonome. Des forêts qui composent des bouquets géants aux plantes mutantes où les végétaux entremêlés dessinent un labyrinthe naturel comme métaphore des circonvolutions et des plis de l’appareil psychique.

Cette plasticité filaire compose l’environnement dans lequel Marie-Jeanne Caprasse érige des habitats (maison, immeuble, cabane, phare) comme autant de refuges symboliques et de mystérieuses architectures dramatisant l’atmosphère. Les séries des Réflexions (2015) et Sanctuaires (2014-15), entre menace et accueil, proposent ainsi des espace clos, souvent apaisés, qui semblent habités par une présence qu’on ne peut que deviner, suggérée à travers le motif de la fenêtre. De l’étrange à l’étranger, ces habitats singuliers donnent à la poésie figurale de Marie-Jeanne Caprasse le sens d’une dérive paysagère où se réinventent la perception de la nature et l’imaginaire du lieu psychique.