Mathilde Fraysse. Portraits en question

Mathilde connaît le parcours artistique de nombre de femmes : une formation initiale puis l’arrivée d’enfants et sa cohorte de bonheur qui se double néanmoins pour quelques années de la mise à l’écart que requiert une pratique artistique régulière. Le temps du quotidien n’est pas celui de l’immersion créatrice. Passent les années, puis les enfants grandis, revient la nécessité du début, intacte : photographier, dire le monde à travers ce moyen d’expression, céder au désir d’images.

L’échange qui suit permet de repréciser le fil de cet itinéraire.

La photo a fait irruption très tôt dans ta vie ? Pourquoi ? Comment ?

Il y a toujours eu une présence, une pratique de la photographie dans mon entourage. Mon père et mes grands-parents s’y adonnaient : il y avait un labo photo argentique dans la famille. J’ai très tôt été immergée dans un monde de pratique amateur dont je m’aperçois qu’elle était de qualité : l’attention aux cadrages me frappe de plus en plus quand je revois ces clichés. J’ai toujours eu un intérêt très grand pour les albums de famille, je m’y replonge souvent. J’ai eu mon premier appareil à 11 ans puis mon premier appareil reflex avec objectifs à 14 ans. Si je ne fréquentais pas les musées – je n’avais pas une grande proximité avec la peinture – j’ai été très tôt nourrie d’images.

Te souviens-tu de la première photo que tu as faite ?

Oui très bien. C’est une image de mes parents, en 1985 : ils sont ensemble dans un paysage de neige. Ils venaient pourtant juste de se séparer. J’avais pris l’appareil de mon père et j’ai réalisé cette photo : ils s’étaient accroupis pour se mettre à ma hauteur, je n’ai cadré que leurs visages. Le paysage au-dessus coïncide avec ma propre ligne d’horizon. Ils sont tournés vers l’objectif et leur sourire semble quelque peu contraint. Dans les boîtes à photos de la famille le cliché est encore légendé ainsi au dos : photo faite par Mathilde.

Te souviens-tu de la première fois où tu as été interpellée par une photo faite par quelqu’un d’autre ?

Il ne s’agit pas vraiment d’une photographie, mais d’un film de Wim Wenders qui m’avait beaucoup marquée : Lisbonstory. La caméra y est confiée aux enfants, ce sont eux qui réalisent les prises de vue. On y retrouve le thème de l’errance, cher au réalisateur, mais il se décline ici à travers une quête des images.

Tu as côtoyé Patrick Faigenbaum à un moment. Quel a été son rôle ?

Je l’ai rencontré à la fin de mes études. Il était de passage à Tulle où je revenais régulièrement et j’étais chargée de lui faire découvrir la ville. Il a regardé mon travail, m’a beaucoup encouragée. Au cours de nos visites il a fait des portraits de moi; j’ai été frappée de son attention, du soin et du temps passé au moment de la prise de vue. Il m’a juste conseillé d’aller voir une galerie, ce que j’ai fait : L’Œil écoute à Limoges. Il avait un rapport simple aux choses. Il m’a dit : tu as un appareil moyen format, fais du moyen format. Cette bienveillance m’a beaucoup portée. 

À travers toutes tes images, il y a une sorte de fil conducteur que l’on repère vite : les femmes et le regard que tu portes sur elles.

J’ai tout de suite perçu que je m’en sortais mieux avec des modèles filles qu’avec des modèles garçons. Il me semblait que la densité de l’image y était plus palpable. C’est vrai que j’ai beaucoup photo- graphié les femmes mais j’ai à présent un projet qui me tient à cœur: photographier des pères dans la chambre de leur fille adolescente.

Il y a dans ton travail la récurrence du portrait que l’on retrouve d’ailleurs dans tes titres : Portraits Maisons, Portraits Jardins, Portraits Allaitement

Je travaille par séries. Il y a des portraits négociés, posés, et d’autres pris à la sauvette, dans la rue, à Lisbonne par exemple où je suis allée photographier, sans doute sur les traces du monde onirique entrevu chez Wenders. Sur les conseils de L’Œil écoute je les ai présentés en diptyque : une photo de rue 24 x 36 (tirage 30 x 40 cm) dialogue avec une 6 x 6 faite à la campagne (tirage 30 x 30 cm). Cela induit une sorte de narration : le hasard de l’une fait l’histoire de l’autre…Curieusement, côte à côte, elles révélaient des accointances.

Portraits Jardins

Dans la série Portraits Maisons, j’ai mis en regard des photos de grosses bâtisses bourgeoises de la campagne corrézienne et des photos de jeunes filles posant devant. Dans le diptyque de présentation, le personnage est à gauche ou à droite, c’est selon. Il y a donc une maison avec le modèle et la maison seule d’où le modèle s’est absenté. Parfois il s’agit d’une habitante des lieux, parfois non. Ce projet était alors porté par L’Œil écoute et la maison d’édition Le Bruit des autres. Une fois par an une commande était proposée à un photographe et les prises de vue ensuite soumises à un écrivain, Philippe Forgeau, auteur de théâtre, en ce qui me concernait. Il était libre d’écrire ce qu’il voulait à partir d’images dont il ignorait tout.

Portraits Maisons

Pour Femmes Chambres, j’ai photographié des femmes de plus de 50 ans dans un univers intime, celui de leur chambre. La mise en scène y est surjouée. La présentation finale, dans l’obscurité, donne à voir des images en diptyques 50 x 35 cm, enchâssées dans des coffrets en noyer que le spectateur allume et éteint.

Femmes chambres

En 2022 la série Lunade, s’intéresse à une très vieille coutume de ma région, une affaire de femmes à l’origine, une des plus anciennes processions d’Europe qui perdure encore. J’ai beaucoup lu à ce sujet, Marcelle Delpastre par exemple, poétesse et paysanne corrézienne, née en 1925. J’ai imaginé des mises en scène à partir de ces textes. Paroles contemporaines et récits anciens, photos couleurs de figurantes et fausses images d’archives en N et B revisitent ce très vieux rituel païen.

Femmes Forêts, projet en cours, est une commande de l’association Merveilleux prétexte : six artistes travaillent sur le thème de la forêt en Nouvelle Aquitaine (série de douze tirages argentiques format 60 x 60 cm). Après un échange modèle/photographe, trois objets en lien avec la conversation sont choisis et emportés en forêt : il en résulte un dialogue femmes/objets/forêt.

Quel est ton rapport à l’argentique ?

Dès que je peux, je travaille en argentique, avec un moyen format. Le rendu est de meilleure qualité qu’avec mon numérique. La pratique de l’argentique oblige à prendre son temps, contrairement à celle du numérique. Il y a aussi les contraintes financières à prendre en compte car le prix des consommables a augmenté. Cela incite à tout penser minutieusement avant de déclencher.

Si l’on s’en tient à une définition générale, le portrait est un genre graphique qui représente, de façon ressemblante ou non, un modèle humain. Ancré à l’origine dans le mythe de Dibutade, il a pour but de rendre présents les absents. Dans ta pratique affirmée du portrait tu photographies aussi des choses (les maisons par exemple), brouillant ainsi les frontières traditionnelles animé/inanimé, que la peinture du XVIIe siècle avait clairement définies et catégorisées. C’est quoi finalement un portrait pour toi ?

Je ne le sais peut-être pas exactement ; si la théorie retient mon attention elle ne détermine pas plus que cela ma pratique. Je recherche un état de surprise à la prise de vue, puis en découvrant l’image, puis au moment de l’accrochage, au mur.

Ton approche photographique ne chercherait donc pas à vérifier quoi que ce soit de la réalité. Elle laisserait plutôt libre cours à ce qui échappe. Pourrais-tu préciser ce que tu cherches dans l’image photographique ?

J’aborde les choses par intuition, par nécessité intérieure. Je cherche une certaine magie véhiculée par le vocabulaire de la photographie argentique : l’image révèle...

On pourrait penser ici aux mots du sinologue et essayiste Simon Leys : Il faut dire ce que l’on voit, et ce qui est peut-être plus difficile encore, apprendre à voir ce que l’on voit.

Mathilde Fraysse, 43 ans
Master 2 esthétique de la photographie – Université Paris 8.

Expositions
Juin à septembre 2024
Aux jardins ouvriers parc de l’Auzelou, Tulle
2022
Exposition collective Lunade, Église Saint-Pierre, Tulle
2011
Femmes Chambres, galerie L’Œil écoute, Limoges
2009
Portraits Jardins, Rencontres photographiques de Solignac
2008 / 2009
Portraits Maisons et Portraits Jardins, exposition itinérante avec le centre d’art Pollen à Monflanquin
2005
Exposition collective, Rencontres photographiques de Solignac
Photographies (Portraits Ville), Peuple et Culture à Tulle

Publications
2023
Lunade, livre d’artiste, coédition avec Merveilleux Prétexte, Tulle 2010
La Belle Revue, édité par In Extenso, Clermont-Ferrand 2008
Portraits Jardins catalogue d’exposition édité par Pollen, Monflanquin, 2006
Les Revenantes livre coéditées par Le Bruit des Autres et la galerie L’Œil Écoute, Limoges 2004
Photographies catalogue édité par la galerie L’Œil Écoute, Limoges

Le site de Mathilde Fraysse