Du minéral à l’animal : « le vivant » dit-elle ! En ces temps de grand chambardement écologique et même largement anthropologique, Maude Maris, peintre en liberté, fait sa propre révolution ; elle saisit l’esprit du temps en « une nouvelle direction ».
Pour elle, tout l’enjeu de la peinture tient dans un mot : vibration ! « J’ai regardé le monde avec distance. À présent ma peinture a pris un caractère intime, lié au vivant, au monde animal ».
Née en 1980, diplômée des Beaux-Arts de Caen, elle est partie en diverses résidences puis, 9 ans après, passe un post-diplôme chez le sculpteur Hubert Kiecol, dans la section art/architecture de la Kunstakademie de Düsseldorf.
Ensuite, pendant dix ans, elle s’impose un protocole rigoureux. Elle commence par produire des petits moulages de plâtre, des figurines de quelques cm, les met en scène, les photographie, puis peint sur toile fidèlement d’après la photo, souvent en modifiant les couleurs ou l’arrière-plan. Ce sont une succession de « filtres », dit-elle, lissant les détails, aboutissant à une esthétique proche de la 3D. Ils la mettent à distance des sujets, dans une sorte de transmutation cristallisante en des prismes chromatiques d’une irréalité saisissante. La lumière qui en émane procure comme une joie neuronale qui ne laisse pas de frapper la vision temporelle.
Cela lui vaut une belle reconnaissance, une cohorte d’expositions internationales. Mais elle ne peut plus, dit-elle, parler du monde avec autant de distance. Époque révolue.
Deux grands tableaux, un crocodile rouge et un hippocampe marquent la bascule, car il n’est, dès lors, plus question de pétrifier le monde animal. Ses préoccupations restent les mêmes depuis son enfance, mais, selon son expression, elle inverse le mécanisme, « au lieu de partir de l’extérieur, je pars de l’intérieur ».
À nouvel atelier nouveau travail ! Native de Normandie, Maude y a trouvé une maison avec un atelier qui convient aux petits formats. Et elle travaille toujours ses plus grandes toiles à Malakoff.
Dans I asked the grass, on peut voir un chat et une oie blanche, forme un peu abstraite qui n’est autre que la tête de l’oie qui descend sur le dos du chat. Cherchant simplification et jeu d’échelle, La Berge, (2023, 180×300 cm), pose un cheval mental, archétypal, le cheval des chevaux, tronqué vers le haut, frappé d’un coup de lumière improbable, synthèse non photographique d’esquisses faites à partir de plusieurs chevaux, sa forme a émergé « et ensuite je l’ai fait exister » : sa nouvelle façon de parler du monde qui nous entoure. C’est cette toile que Maude a présentée au Jour des peintres au musée d’Orsay, le 19 septembre 2024.
Dans la dernière expo Seer and Seen (littéralement « voyant et vu ») chez Praz-Delavallade, quelques mois avant que la galerie ne ferme, un grand tableau montre un crocodile, le premier de la nouvelle série, où elle prend la liberté de changer complètement le décor.
Très influencée depuis ses jeunes années par les chevaux rupestres de Susan Rothenberg (qui prétendait ne pas aimer les chevaux !) : « Ce qui me définit, ce qui me fascine c’est la présence, la masse des choses en face de nous, la manière dont elles peuvent nous sembler monumentales ». Le cheval l’impressionne, avec sa masse et sa grande réactivité, « il dégage une force et c’est par ailleurs un animal très craintif. J’aime bien cette contradiction ». Nulle dimension symbolique, même si Maris note que le cheval, l’âne et le bœuf se retrouvent dans nombre de cultures, jusqu’à la crèche, animaux-pivots qui ont toujours accompagné l’homme. Ses lectures, Philippe Descola en particulier, la portent vers la remise en cause de la supériorité humaine sur la nature en général. Comme le souligne Robert Wiesenberger, Maris décentre l’humain, le ramène à sa position de mammifère parmi les autres. Elle songe à la proxémie, élaborée par Edward T.Hall1 dans La dimension cachée, et qui regroupe toutes ses préoccupations, même lorsque sa peinture était empreinte d’un esprit minéral.
Tout est politique, dit-elle, sans l’être ouvertement, « à commencer par la façon dont on regarde les choses ». Et « le fait d’avoir choisi de prendre une nouvelle direction dans le travail, là où le marché de l’art demande une certaine continuité, peut être signifiant ».
Quant à la dimension poétique, indéniable, elle se trouve accentuée par ses titres. Ainsi une libellule s’intitule So weit wie noch nie, « Aussi loin que jamais » reprenant une poésie contemporaine.
Une toile sort du lot avec son titre « Vue de la Voie », une maison flottant dans d’hautes herbes, énigmatique à souhait. De quelle voie s’agit-il ?… le châssis tendra et suspendra toujours le mystère…
« J’expérimente pas mal de traitements. Je cherche, et de temps en temps je trouve. » Sa belle technique exalte la matière sensible, demande une présence réelle des œuvres, et non simplement une photo.
Si l’on prend un peu de recul, on se dit que Maude Maris soulève un questionnement radical : comment rendre compte artistiquement du vivant si l’on ne peut se satisfaire d’un schéma stéréotypé ? En l’occurrence le plâtre, le minéral lui servait de révélateur, de catalyseur de l’émotion. Son expérience a épuisé pour elle le sens d’une telle approche. Bien qu’elle ne montre pas ses sculptures, si l’on s’en tient à ce constat, Michel-Ange ou Rodin crient à travers les siècles et j’entends les murs vibrer ! Question de processus, non de sculpture. Sa nouvelle manière, son traitement de la surface picturale, par frottements, quoiqu’à l’huile, procure, sur le grain du lin une impression de pastel sec. Et par là c’est la peau de l’œuvre qui touche l’épiderme de la rétine. Elle ne frappe plus, elle touche. Car le vivant se laisse toucher et doit sentir.
On caressera volontiers l’idée de caresse. Sans doute, entourée de chevaux, de chats et de moutons, l’artiste a-t-elle souvent l’occasion de caresser. La caresse c’est le toucher, peut-être le sens des sens. Si, comme le disait Paul Valery, « ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau », par sa peinture Maude tente de toucher le regardeur, the seer, au plus profond. Dès lors on se dit que Maude Maris recherche quelque chose de plus : la vibration de l’âme. Sa douceur, sa retenue, enfin sa pudeur même, participent essentiellement de la vérité créatrice. Ce qui se traduit par sa capacité de remise en question, courageuse, audacieuse. D’autres – on songe, quoique plastiquement très éloigné, à Gerhard Richter – ouvriraient une voie parallèle sans pour autant perdre tout de ses acquis. Mais Maude n’agit pas en termes de stratégie. L’intendance suivra, pense-t-elle sans doute.
Le grand art fait du spectateur un percréateur, il lui laisse une liberté percréatrice, telle que je nomme cette faculté universelle de poursuivre et prolonger la création. On rêve de réconcilier Aristote et Heidegger… vœu pieux diront les philosophes, entre réalisme et idéalisme l’art ne serait-il pas la voie de leur synthèse ? Regardons plutôt l’agneau aimer, le cheval pris de crainte se dérober, et le chat chercher l’étreinte.
Cet article a été rendu possible grâce à l’aimable conseil de Thomas Levy-Lasne. Qu’il en soit ici vivement remercié.
- La proxémie ou proxémique est une approche du rapport personnel, psychologique, social et sociétal à l’espace matériel qui nous entoure, introduite par l’anthropologue américain Edward T. Hall à partir de 1963. Ce néologisme désigne d’après lui « l’ensemble des observations et théories que l’Homme fait de l’espace en tant que produit culturel spécifique » H.(wikipedia, 5.11.2024) ↩︎
Maude Maris est peintre. Née en 1980, elle vit et travaille à Paris et en Normandie. Elle est diplômée de l’école des Beaux-arts de Caen, puis a effectué un post-diplôme à la Kunstakademie de Düsseldorf, dans la section Art/Architecture.
Elle montre régulièrement son travail dans des expositions collectives en France et à l’étranger (La Verrière Hermès Bruxelles, Musée d’Orsay, Cimili Hamam Zeyrek Istanbul, École des beaux-arts d’Hydra Grèce, IAC Villeurbanne, MAMC Saint-Etienne, Artspace Boan Seoul, Palais de Tokyo…), ou des expositions personnelles (Galerie Praz-Delavallade / Paris, Les Ateliers Vortex / Dijon, 40mcube / Musée des Beaux-arts de Rennes, Centre d’Art Chapelle Jeanne d’Arc Thouars, Chapelle des Calvairiennes Mayenne…).
Ses œuvres sont présentes dans de nombreuses collections privées et publiques (FRAC Auvergne, FRAC Haute et Basse-Normandie, Fonds Bredin-Prat, Fondation Emerige, Musée des Beaux-Arts de Rennes…).
Le site de Maude Maris