« Mauvaises herbes ! D’un point d’exclamation, l’exposition collective montée par Luce Lebart et Nathalie Giraudeau, questionne toutes les ambiguïtés de la qualification des végétaux ordinaires, vus et non vus, entre malherbologie, classification plus ou moins discriminante, utilitariste ou esthétique, et personnification positive et négative en vagabondes, folles, toxiques, nocives, aromatiques, curatives… au sens propre comme au sens figuré et relatif. Les mauvaises herbes existent-elles seulement ? Simon Boudvin, parsemant dans le parcours de l’exposition de petits tirages d’ailantes glanduleux le nie. Les images et installations des quatorze artistes, dans un entrelacs de formes et de propos aux échelles variées multiplient les points de vue, les correspondances et les rencontres pour donner à voir et à penser les multiples « stratégies » de vie, d’acclimatement, de reproduction et de développement d’organismes vivants qui se nourrissent de leur environnement et influent sur sa transformation en accroissement ou en diminution de la biodiversité, plus ou moins en relation avec l’activité humaine.
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Qualifiées d’adventices, d’invasives en dérangement de la minéralité urbaine, du productivisme agricole ou de l’esthétique des parcs et jardins, vouées à l’éradication par les pesticides, les herbes, dites aussi sauvages, oscillent dans les discours et les représentations entre une familière et indifférente étrangeté, une menace et un symptôme d’abandon spatial, une pharmacopée, une résistance et un vivre autrement, souvent communautaires.
Par leur symbolique de pénétration, d’intrusion et de conquête silencieuse presqu’invisible ou envahissante, d’une normalité qui ne se questionne pas, fermée au différent, elles sont aussi images et homologues des femmes et des hommes se déplaçant à la recherche d’une reconnaissance, d’une vie digne et d’une sécurité ; des femmes et des hommes occupant et protégeant les zones à défendre et les différents squats ; elles incarnent les alternatives et les échappées dans le rêve ; elles portent les voies de la communication avec l’invisible.
Dans la Lande calaisienne – les zones de végétation non exploitées, désignées extensivement comme « la jungle » –, se succèdent, depuis des décennies, les installations précaires de celles et ceux qui cherchent un refuge, un ailleurs ou un transit vers des conditions de vie ouvertes à l’avenir et leur destruction. À la chambre, Bruno Serralongue en a enregistré les signes, les traces, les archives éphémères plus ou moins dérobées à la vue par la végétation rudérale (Vestige (sac de couchage), Calais, juillet 2007). Dans un détour de vision pour mieux donner à regarder et à partager, il restitue, dans les couleurs froides du film et de l’aube, le chemin d’étrangeté et de menaces tracé par les pas de celles et ceux contraints de dissimuler leur marche vers un ailleurs d’espoir. Bousculant le champ de la représentation, dans la zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes, Bruno Serralongue accompagne et documente l’action des naturalistes bénévoles qui recensent et inventorient les espèces végétales, en suivent le développement. Dans un jeu de profondeur de champ, il révèle, avec un relevé et un suivi de végétation lors d’une sortie des Naturalistes en lutte, la coexistence d’une renoncule protégée (Ranunculus omyophyllus) et d’une espèce commune (chaton de saule).
Entre les deux séries de Bruno Serralongue, les tirages de SMITH (Dami (Les maîtresses), 2022) cadrent, en portraits hallucinés de la forêt, les lianes et les feuilles utilisées dans la décoction d’ayahuasca. Dans le jeu esthétique complexe des temporalités, l’image des plantes traditionnelles, à forte teneur en alcaloïdes actifs, de la pharmacopée des peuples amazoniens, se charge d’histoires anciennes et contemporaines des résistances à l’exploitation et à la destruction de la forêt. Rehaussant la plastique de la photographie argentique de points et de lignes colorées, Pepe Atocha (Chacruna, 2017 ; Ayahuasca Cielo, 2017) anime la biocénose intime de la forêt péruvienne en inconscient fusionnel aux multiples correspondances et interactions chimiques, végétales, animales et spirituelles des plantes médicinales et hallucinogènes.
Dans l’environnement menacé et abimé de l’anthropocène, la photographie d’adventices est questionnement et métaphore visuelle et imaginaire de la liberté, des stratégies et des pratiques individuelles et collectives de résistance à l’utilitarisme consumériste et à l’inconséquence technologique. En visibilité de l’incertain, la photographie expérimente le rapport autre à l’espace et au naturel, la germination des luttes, leur implantation dans la précarité et leur durabilité, après et au-delà des renoncements administratifs et des abandons d’aménagements. Sur le futur site d’enfouissement de déchets radioactifs de Bure, Jürgen Nefzger a photographié à la chambre les militants et leurs centres de vie précaires au milieu de la forêt, le temps de l’occupation du bois pour empêcher les travaux de défrichement, de l’été 2016 à leur expulsion par les forces de l’ordre en février 2018. Cirse, rumex, patience, charme, hêtre…, zadistes – l’une masquée, un bouquet de fleurs de carottes sauvages à la main, l’autre à découvert, au milieu d’un massif d’orties –, les photographies (Bure ou la vie dans les bois, 2018) témoignent de la vie, fragile et forte, au quotidien de la désobéissance civile, de la liberté d’être et de penser l’avenir.
L’urbanité participe aussi de l’ambivalence des herbes sauvages. Les graines, transportées par le vent, les oiseaux, comme par les déplacements piétonniers, automobiles maritimes ou aériens des hommes, prennent racine dans la ville au hasard des craquelures du bitume, des anfractuosités des sols, des fissures et lézardes des murs. Dénigrées pour leur inutilité et leur capacité à envahir et détériorer ou appréciées pour la poésie qu’elles apportent, discrètes ou aux dimensions généreuses, elles s’épanouissent, se reproduisent, ponctuent la ville dans ses interstices, signant aussi l’abandon spatial, le défaut d’entretien, ou simplement une maîtrise non évaluée. Ainsi l’ailante, introduit au XVIIIe siècle, pour habiller les avenues et remplacer le tilleul dans les parcs, continue à se reproduire par multiplication végétative pendant des années après une coupe ; ses graines sont transportées et disséminées par la circulation automobile. Dans la banlieue est de Paris, Simon Boudvin l’a photographié et en a établi une cartographie (Ailanthus altissima, 2010 à 2021). Les photographies, de petite taille (53 tirages de 13 x 19 cm chaque), précisément documentées (numéro, date, adresse, situation sur le plan), accrochées en parcours continu et sinueux entre les autres œuvres, invitent à réfléchir le regard porté sur l’espace et les formes urbaines et notre aptitude visuelle à percevoir et éprouver les équilibres et les déséquilibres engendrés par les formes de vie végétale libres.
La dénomination classificatoire en mauvaises herbes, et ses nombreux équivalents d’herbes folles, de plantes invasives, de végétation rudérale, ou, moins dépréciative, en adventices ou messicoles, entraine avec elle des soupçons, plus ou moins justifiés, d’impureté et de nuisance, de menace, qui les condamnent à disparaître pour le bénéfice de la productivité des cultures, de l’ordonnancement des parcs et jardins et de la salubrité urbaine. María Elvira Escallón expérimente, sous la forme d’un calendrier mensuel de 26 tirages (Paysaje Doméstico, 2006), le renversement de toxicité porté par la promotion et l’emploi des herbicides et des divers phytotoxiques sélectifs (désherbants, débroussaillants, défanants…). Quotidiennement elle a photographié en plongée une parcelle carrée aspergée de glyphosate, donnant ainsi à assister à la lente mise à mort de la biodiversité et à la stérilisation progressive du sol.
Parmi les plantes ambivalentes, le lierre a un statut particulier entre toxicité et propriétés médicinales et dépolluantes. On lui prête la force d’un enracinement destructeur et la légende veut qu’il étouffe les arbres qui l’accueillent ; parallèlement, reproduit en feuillage synthétique, il fait office de décor. Dans la série Camouflage (Atlas des régions naturelles, 2021), Nelly Monnier et Eric Tabuchi témoignent de ces contradictions. Façonnant les ruines – abris, maisons, plongeoirs… –, le lierre les métamorphose, dans leurs photographies, en sculptures végétales, en silhouettes éphémères de mystère et de temps différents.
Le regard durable met en défaut la pensée simple. Dans un rapport analogique de l’image à ce qu’elle représente, Kristof Vrancken photographie les forêts dévastées par les maladies du pin, augmentées par le stress hydrique lié au réchauffement climatique, et les solutions curatives par importation d’espèces devenues invasives et destructrices de la biodiversité des sous-bois (Hunger of the Pine II, 2021 ; Strain, 2016). Réactualisant le processus lent et organique de l’anthotype de John Herschel qu’il présente dans une installation, il utilise pour ses tirages une émulsion à base de baies de sureau et de cerisier noir américain %2