Les œuvres de Michel Gouéry exposées à la Galerie Anne de Villepoix en août 2013 étaient propres à dérouter le regard du visiteur. Le parcours de l’exposition mettait celui-ci en présence de La Sentinelle (pièce qui donne son titre à l’exposition), d’un scaphandre, des douze (plus un) potos (selon l’orthographe de l’artiste) mais aussi d’un Atlas ou d’Alphonse : Un cas de fusionnisme (Alphonse). Il s’agit chaque fois de créations volumiques en terre cuite émaillée polychrome.
La façon
La façon
Les montages-assemblages des sculptures de Michel Gouéry poursuivent des logiques de création plastique et non pas celle des canons académiques. Comme les titres signalés le laissent entendre les représentations des corps s’avèrent toutes assez particulières : toujours un peu de réalité mais surtout beaucoup d’artifice dans le montage de ces sculptures. Les choix réalisés ont été esthétiques mais aussi techniques : pour des créations de belle taille (entre 1,30 m et 2,50 m) les divers éléments doivent être conçus séparément avant d’être assemblés les uns avec les autres, après leur double passage, pour la cuisson de la terre d’abord et l’émaillage ensuite, dans un four de taille nécessairement limitée. Cette multiplicité d’éléments hétérogènes à ajuster a posteriori a, sans doute, favorisé des rencontres hasardeuses de portions de corps.
L’hétérogénéité corporelle en a appelé d’autres. Sont venus s’ajouter d’autres fragments disparates : des éléments végétaux, des concrétions minérales ou coralliennes, des jouets pour enfants ou adultes (sex toys). Le façonnage en terre par modelage ou par moulage est le mode de passage permettant d’intégrer toutes sortes de formes à l’œuvre lors de la genèse de celle-ci. La sculpture, considérée dans son ensemble, est comme un rêve dont l’interprétation dépasse les significations des éléments hétérogènes qui le composent. Découvrir la grande variété de ceux-ci lors qu’on s’approche de la création procure d’étonnantes et délectables surprises. Le réel de la terre vernissée installe une autre réalité ; elle favorise une rencontre du 3e type. Il y a quelques années, un certain nombre de sculptures de cet artiste évoquaient E.T. (exposition Kiss me, I’m E.T., Galerie Deborah Zafman, Paris, 2005). Depuis lors, l’univers de ces créations, à l’humour un peu grinçant, est resté autant surréel que surréaliste.
Corps / images
Le corps à corps de l’auteur nécessaire lors de la fabrique de ses personnages (sentinelles) ou de ses totems, dont la taille approche celle de l’homme, demande un engagement physique, plus matériel que conceptuel. Ce corps agissant espère dès l’origine la rencontre d’autres corps, ceux des visiteurs. L’érotisme est présent mais pas la recherche de séduction ; assez souvent, la répulsion accompagne l’attirance. Reprenons ce qu’écrivait en 1986 Marc Le Bot dans Images du corps (p. 10) : « Le corps des corps à corps est hasardeux, changeant : il est offert à des violences qui sont jouées symboliquement par des artifices de peinture ici sculpture ; traversé d’impulsions à voir qui le démembrent parce que les impulsions venues d’un corps ne connaissent l’autre corps que par fragments et donc il est d’accord ouvert, écartelé, dispersé parmi d’autres corps et choses ; et hanté des fantasmes du dédoublement, des symétries, des géométries cruelles ; corps sans identité, qui n’est reconnu comme corps que par ses jouissances et ses douleurs. ». Les images des corps créés par Gouéry les situent au delà des principes de plaisir ou de souffrance.
L’œil désirant est appelé à traverser certains corps dont la structure ajourée est initialement réalisée en terre. Celle-ci doit légèrement durcir avant qu’il soit possible de déposer, délicatement, les multiples circonvolutions de boue coulée du plus bel effet (comme pour la Sentinelle, 2013).
La topographie intérieur/extérieur s’en trouve bouleversée. Le champ du visible de ces créations ouvre la plupart du temps sur des désordres charnels. Après un premier appel optique, le glissement vers le libidinal est suggéré par de multiples éléments iconiques ajoutés autour de la figure centrale. Ainsi la lune, lisse comme un globe oculaire, qu’Atlas, 2012, tient dans ses mains est en divers lieux creusée de cratères roses évoquant autant de sphincters anaux. On se rapproche des collusions œil-sexe chères à Georges Bataille. Les morcellements des corps, suivis de remembrements incongrus, s’apparentent pour certaines créations à des cadavres exquis chers aux surréalistes. Les figurations polymorphes poussent vers une vacillation des signifiés et les attributions sexuelles s’avèrent hésitantes. Les figures des totems (Potos), déjà érectiles par elles mêmes et supportant divers formes phalliques, recèlent également dans les détails de nombreuses représentations féminines. Devant ces potos colorés les vers du poème de Rimbaud, Le bateau ivre (1871), font retour : « Des Peaux rouges criards les avaient pris pour cible, Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs… »
Les postures de ces corps réarticulés ne renvoient pas au réel mais à quelques fantasmes que l’auteur lui même ne cherche pas à déchiffrer. Ces corps sont issus de rêves et/ou de cauchemars. S’ils prennent appui sur le réel — Michel Gouéry affirme dans un entretien que certains ont pour base un moulage du corps de son amie — en changeant de forme et surtout de peau ils changent de fonctions. Ils s’ouvrent autrement pour donner à voir quelques ailleurs. Ils sont façonnés à partir des désirs d’un corps, celui de l’auteur, afin d’aider les regards des autres, les visiteurs, à concrétiser, un temps durant, leurs passions et leurs répulsions.
Il faut insister sur l’aspect manuel de ses créations modelées. La terre se pétrit dans la main, les assemblages se lissent du bout des doigts. Le petit pincement entre le pouce et l’index active les muscles de l’avant-bras du bras mais il se ressent aussi au niveau de la colonne vertébrale. Ce qui s’échange alors n’est pas uniquement physique mais aussi psychique. La main sous l’emprise du cerveau tend vers soit la création d’une image signifiante (tête, œil, feuille, cœur, etc.) soit vers un motif abstrait dont la portée décorative est assumée, comme ces multiples pustules régulières qui envahissent totalement la surface de certaines pièces. L’organicité des structures comme des surfaces développe un réjouissant univers sensualiste.
Si la plupart des œuvres sont nommables, puisqu’elles ont des titres, ces corps-images sont sans identité : corps d’un monde alternatif, d’un autre temps, l’inhumanité différente. Les vêtements aux textures richement recherchées témoignent d’un ordre social dont les codes nous échappent. Pourquoi ces protubérances serpentines ou ces carapaces pustuleuses ? L’artifice de la création promeut ses propres normes paradoxales et sa propre langue dont l’impossible compréhension laisse ouvert le champ imaginaire.
De la peinture à la sculpture
Durant de longues années, Michel Gouéry pratiqua la peinture. Pourquoi alors avoir délaissé celle-ci pour la sculpture ? Sans doute pour avoir la possibilité enfantine de réinventer des corps alternatifs. Plaisir de faire et de défaire des concrétions volumiques qui ne sont encore ni corps, ni décors, ni textes. Ces corps sont visibles mais pas encore dicibles. Si la peinture s’adresse essentiellement à un de nos sens, la vision, les sculptures colorées de Gouéry engagent l’auteur d’abord, et le spectateur ensuite, dans une relation haptique qui lui permet de conjuguer à merveille le tactile et l’optique. Le travail de la terre nécessite des procédures exploratoires dans lesquelles le toucher optimalise les textures (le dur ou le mou, le lisse ou le rugueux, le fin ou l’épais, etc.). Cette élaboration manuelle ne se fait cependant pas au détriment de la perception visuelle ; il faut aussi, pour produire des créations souvent proches de la taille humaine, un sens aigu de l’espace (orientation, équilibre, distance).
Parce que ces terres sont multiplement émaillées, la couleur donne la mesure à tous les domaines. Elle est signalétique lorsqu’elle attire le regard sur un élément comme les spires jaunes, roses ou bleues qui sortent des têtes et des corps d’Atlas ou du personnage d’Un cas de fusionnisme (Alphonse), elle est aussi presque toujours sensuelle par sa teinte et sa matière. La couleur joue sur plusieurs registres simultanément. Dans Plains la vue (orthographe de l’auteur), dans la partie basse de l’œuvre elle favorise la perception globale des circonvolutions viscèreuses, en haut elle permet de souligner l’ambivalence de l’œil à l’iris bleu clair et à la pupille caverneuse rose, qui s’avère cette fois encore fripée comme un anus. Autant sinon plus que la peinture, l’émail céramique manifeste une propension à la coulure lors de la cuisson. La parfaite maitrise technique de Michel Gouéry lui permet de contenir où il le souhaite les expansions de la couleur et laisser la gravitation jouer ses effets là où il l’entend. C’est le cas pour les larmes jaunes visibles sur les quatre visages de Transpondeur 2013.
Se promenant entre ces sculptures le visiteur perçoit la jubilation répétée du créateur à produire un univers singulier à partir des capacités sensibles, oniriques, intellectuelles dont les potentialités qui existaient en lui n’avaient pas jusqu’alors donné toute leur mesure. Il affirme s’être retrouvé, lorsqu’il a commencé à travailler la terre, comme un enfant qui découvre les possibilités de la pâte à modeler. Une des occasions où l’enfant, qualifié par Freud de « pervers polymorphe », peut extérioriser la découverte de son corps et du monde à travers des pulsions partielles. Très construites les sculptures de cette exposition n’ont rien d’un chaos matériel malgré les associations incongrues. Le chaos présent est celui des signes. Ceux-ci balbutient sans arriver à prendre sens. Souvent sans regard, ces personnages développent pourtant un étonnant sentiment de présence. Les circonstances de la rencontre ne s’oublient pas. Dans diverses œuvres déjà citées, comme les Potos, ou Transpondeur, visages et corps ont été désarticulés, multipliés, les attributs et les signes mélangés. On ne sait s’il faut rire ou s’inquiéter des retournements répétés : sur six des Potos un très réaliste pied rose couronne l’ensemble vertical. L’oxymore du titre de l’exposition collective à La villa des Tourelles (Nanterre) à laquelle Gouéry participait en 2009, La chair de l’objet, convient toujours parfaitement à ses créations volumiques actuelles.
Art.
Les créatures humanoïdes de Gouéry sont des avatars cultivés qui semblent proposer un possible futur pour l’homme. Le fantastique se préoccupe ici plus de l’avenir que du passé. Il ne manifeste pas d’inquiétude pour un retour vers l’animalité. L’hybridation de ces figures marque plutôt une attirance pour le végétal, le minéral, les fossiles, les coraux. La poursuite de la recherche d’un univers extra ordinaire prend à contre-pied les tendances modernistes et les revendications d’inscription dans une contemporanéité. Aucun a priori culturel ne préside à ces productions plastiques qui mêlent le décoratif et l’art brut, la beauté et le kitsch, qui puise aussi bien dans l’histoire de l’art (Bosch, Ensor, Füssli) que dans le cinéma fantastique ou la BD.
Lorsqu’il parle de ses sources l’artiste évoque aussi bien les exvotos aperçus à Rome (cœurs rouges et viscères représentées) que certains artistes de l’art brut comme Joseph Crépin dont le travail répétitif l’a questionné. Dans les créations de ceux-ci comme dans les siennes, tout s’agglomère physiquement et conceptuellement sans se mêler. C’est 1+1+1+1 sans conflits, sans rejets mais avec, dans la découverte de l’inattendu, une dose d’humour distancié. Ainsi, contrairement à ce que laisse, ironiquement bien sûr, entendre le titre de la grande pièce (1,54 x 5,50 x 0,30 m) qui occupe le mur à l’entrée de la galerie : Art (tableau synoptique), 2013, on comprend vite qu’il est impossible de saisir ces créations d’un seul coup d’œil. Dans son art Michel Gouéry donne à voir quelques liens possible entre le sujet (lui, vous, moi) et quelques objets singuliers ; il avance une pensée du sujet placé du côté de la psyché, mise en œuvre à partir d’objets qui sont majoritairement situés du côté du corps, soma. Un corps qui souvent manifeste dans l’évacuation de leur for intérieur une propension à l’abjection. Comme l’écrivait Rosalind Krauss dans L’informe, mode d’emploi, éd. Centre G. Pompidou, 1996, (p. 227) : « …l’abject en tant qu’intermédiaire concerne donc des limites infranchissables et des substances indifférenciables, autant dire une position du sujet où celui-ci semble s’effacer au moment même où il tente de se localiser, et une relation d’objet qui escamote le caractère définissable de l’objet et par là même son objectivité. » Parcourir du regard ces sculptures ne permet pas d’accéder à un système de sens socialement partagé. Dispersé à partir de multiples points de vue, et malgré les nombreuses formes érectiles ajoutées, le désir du regardeur glisse progressivement du fétiche vertical masculin vers quelque désublimation informelle de tendance féminine.
Hésitants toujours entre la forme et l’informe, entre le masculin et le féminin, les corps représentés, pas plus les nombreux objets ajoutés, ne nous permettent de situer vraiment ce qui a lieu au centre, comme en périphérie, des œuvres de Michel Gouéry. Et c’est très bien ainsi. La sensualité artistique ne nécessite pas toujours de faire sens.