Dans cette période qui empêche de se rendre à toute manifestation artistique – exposition, concert, spectacle – un travail de réflexion solitaire nous est imposé et la lecture devient plus que jamais une possiblité d’ouverture. L’ouvrage réédité opportunément de Mikel Dufrenne, créateur à l’université de Nanterre de la chaire d’Esthétique, ancien directeur de la Revue française d’esthétique, interroge le primat incontestable de la vue sur l’audition. Pourquoi voir est-il le sens esthétique primordial qui, de la peinture à la photographie et au cinéma, occupe notre imaginaire et notre sensiblité ?
L’empire des sens
L’activité critique doit revenir à ce qui la fonde et la motive intimement pour distinguer les formes de sensibilité qui la portent vers l’extérieur. Mikel Duffrenne avait auparavant publié une Phénoménologie de l’expérience esthétique. Le partage des arts doit se fonder selon lui sur une analyse phénoménologique : poursuivant l’oeuvre inachevée de Merleau-Ponty dans une visée critique tout en lui consacrant des commentaires éclairants, il distingue et compare l’oeil et l’oreille. Il ne s’agit pas tant de réhabiliter l’audition ou l’écoute, la musique étant un art pleinement reconnu, que de questionner le privilège exhorbitant du visible dans la mesure où la vue allie, depuis la Renaissance, la possiblité d’une connaissance objective au plaisir esthétique tout en les distinguant. Et à la suite de Erwin Strauss, Dufrenne rappelle que le sentir a son autonomie : ce n’est pas le moment préalable au percevoir dans une visée intellectuelle – ainsi, un paysage vu par un peintre n’est pas celui que le géologue perçoit.
Il existe une hiérarchie des sens telle que la vue serait le sens le plus intellectuel. Le goût, l’odorat, le toucher sont relégués en deçà de tout concept, même s’ils sont source de plaisirs. Par contre, l’oeil et l’oreille peuvent entrer en compétition ou être comparables : on parle bien du rythme et de l’harmonie d’une oeuvre picturale. La pluralité des arts est alors déployée à partir de cette division propre au sensible. Dufrenne analyse avec brio une immersion du sens dans le sensible qui limiterait l’existence humaine à l’innocence de la vie animale selon Erwin Strauss :
“lorsqu’il décrit l’espace de la danse pour illustrer le monde du sentir et la relation du sentir à la motricité, ce sont les danses animales qu’aussitôt nous évoquons, telles qu’aujourd’hui le téléobjectif nous permet de les surprendre et de les goûter. Mais si l’animal les vit, c’est sans les offrir en spectacle, et c’est nous qui les goûtons, comme un des plus beaux objets esthétiques qui soient – l’animal est incapable d’une expérience esthétique, Strauss le reconnaît : il n’y a pas plus de sens à envoyer un chien au musée qu’à introduire un éléphant dans un magasin de porcelaine”.
Et pourtant, l’expérience esthétique ne se cantonne-t-elle qu’à l’espace des musées ?
L’expérience esthétique des arts
Si les arts s’intègrent dans les analyses de l’expérience esthétique, c’est souvent seulement à titre d’exemples – peu nombreux dans la Critique du Jugement de Kant, ils se multiplient das le système hegelien de l’Esthétique. Depuis Husserl la phénoménologie opère un retour aux sens dans leur vie ordinaire – attentive aux bruits plutôt qu’aux sons, mobilisée par la vivacité des sensations primaires, la luminosité, les couleurs… Avec Mikel Dufrenne, elle s’enracine dans une psychologie descriptive tout en la dépassant pour examiner un à un les sens qui nous renvoient à notre corporéité, notre condition d’êtres incarnés, capables de décliner à loisir plusieurs approches du sensible. Les arts déploient ce potentiel en nous en faisant prendre pleinement conscience. La musique affine l’oreille. La peinture exerce l’oeil. L’oeil sauvage (s’il existe comme le pensait André Breton) devient savant.
“L’oeil de l’artiste est concentré dans le voir” notait Croce en 1913. Toute une tradition esthétique a consacré l’autorité de la vue et le prestige de l’oeil en faisant de la peinture dans son histoire l’art qui résumerait notre rapport au monde. Mais Dufrenne objecte que la visiblité ne peut pas être pure. D’ailleurs, combien de visiteurs de musées écoutent des commentaires enregistrés sans oser se fier à ce qu’ils voient ?
L’art introduit cependant à l’autre : même s’il n’est pas érigé en autorité, en supposé savoir, il rend possible une intersubjectivité quand l’objet visible s’offre comme le lieu convergent d’une communication. La relation critique lui est donc essentielle. Excellente introduction à l’esthétique dont il cite les principaux représentants, c’est-à-dire à la philosophie qui porte non pas sur l’art et les arts, mais sur ce qui les rend si essentiels à notre culture, le livre de Mikel Dufrenne montre qu’une approche historique, voire historiciste de l’art, est insuffisante. Nous sommes ordinairement plongés dans un bain culturel qui nous modèle, mais que nous pouvons tenir par moments à distance pour interroger notre capacité à donner du sens au sensible et à porter un regard critique sur ce qui nous entoure. Le moment est bienvenu pour faire cette diète qui nous est, de toute manière, imposée. Le livre de Dufrenne sera pour cela un guide précieux.