Comment faire lien entre la photo personnelle dernier reste de disparus et la mise en scène de soi organisée par les « sapeurs » africains , quelle comédie humaine se joue entre les anonymes migrants sur la route de l’exil et la scène de la Société des Ambianceurs et Personnes Elégantes ? Francesco Giusti, photographe milanais s’attache d’abord aux images , toutes montrent différentes résistances identitaires dans une Europe du sud recevant tous les vies menacées par les guerres et la misère, mais aussi dans d’autres situations où l’affirmation de soi est primordiale.
Ses premiers travaux ont concerné la maladie mentale, comme exclusion de soi. Il a mené une étude sur les malades mentaux enfermés à vie à l’hôpital psychiatrique L. Bianchi de Naples. L’intrication entre une forme d’exclusion et un habitat imposé par les circonstances l’ont conduit aussi à documenter les taudis au Caire, à Nairobi et à Port au prince.
Quand il aborde ensuite la question des identités sexuelles, cela lui permet de produire deux ensembles très cohérents, et tout d’abord celui des débordements transgenres dans une série comme Ladies & Gentlemen. On peut voir un contrepoint à ces variations d’apparence dans la préciosité hypermachiste des ambianceurs congolais, qui s’affirment dans leurs surnoms références à la mode internationale. La juste distance à ces personnages hauts en couleurs lui a valu pour cette série Sapologie une récompense dans le World Press Photo en 2010, sous la rubrique Arts & Entertainments Stories. Cette catégorie doit attirer notre attention sur le fait que sa pratique documentaire, très actuelle, se mêle de fiction.
La partie principale de son travail concerne les migrants, leurs conditions de vie, sujet brûlant d’actualité s’il en est. En ce domaine on ne peut l’accuser d’effet mode puisque ses plus anciens travaux datent de 2005. Le premier ensemble en noir et blanc s’intitule simplement Clandestins pour donner à voir dans les banlieues des villes du nord de l’Italie ceux qui restaient invisibles pour l’ensemble de la population. Pour les approcher de façon plus prenante encore le titre de son second opus, produit en couleurs l’année suivante, apporte beaucoup plus de sens : en l’appelant Hotel Industria il introduit une relation sociétale entre une situation économique européenne de crise, les usines sacrifiées, désaffectées qui ne produisent plus que des abris de fortune aux migrants.
Cette publication s’accompagne d’une seconde précisant encore ce concept par son titre “Ex Fabrica » et dont le sous titre localise les situations : « Identities and mutations on the border of the metropolis”.
Il est étonnant de voir qu’un même sujet soit abordé systématiquement par deux approches complémentaires dans leur démarche comme dans leur style. Travaillant la question des chercheurs d’asile hors de son seul pays il se rend à Ras al Jedir au checkpoint de la frontière entre Lybie et Tunisie pour témoigner de la situation des milliers de Bangladais, dont il dresse certains portraits en pied dans une distance assez importante. Ceux-ci sont alternés par des gros plans de leurs bagages de fortune, scotchés à la hâte sur lesquels sont collées leur photographie d’identité, comme si ce maigre colis emporté dans les expéditions nocturnes résumait leur seul reste d’identité In case of loss.
Les cas de pertes se confirment tragiquement à travers la série The Rescue présentée à Voies Off cette année. Ces dernières preuves d’affirmation de soi, de sauvegarde d’une intimité sont oubliées dans l’affolement du débarquement sur l’île grecque de Lesbos principal lieu d’accueil des migrants venus de Syrie, d’Afghanistan ou d’Irak. Quand un événement est surmédiatisé le créateur n’a pas intérêt à faire de la surenchère face aux networks, et aux vidéoreporters des tv commerciales. Qu’on se souvienne comment Sophie Riestelhueber avait su rendre compte de la violence de la guerre au Liban en montrant les façades criblées d’impacts des immeubles et les cicatrices laissées sur le terrain des combats.
Giusti opère le même type de changement de parallaxe. Ses gros plans pris à la verticale des sols montrent des photos vernaculaires, sans qualité si ce n’est leur valeur sentimentale, travaillées par l’usure du temps dans les poches intérieures ou les portefeuilles. Certaines ont chuté avec le petit morceau de carton leur ayant servi de cadre pour ces ex votos de poche. Sur fond de plage rocheuse, sur les routes poudreuses conduisant aux camps de transit ces clichés nombreux côtoient lettres ou carnets d’adresse et quelques vêtements comme autant de dépouilles. Si ces images témoignent c’est par défaut, elles disent une misère humaine où la perte des dernières images intimes révèle le terrible dénuement que d’autres formes plus traditionnelles ne savent plus nous transmettre. Seule une réflexion sur la valeur d’usage de la photographie peut nous sensibiliser à ce drame mondial, puisqu’à chacun d’entre nous incombe la responsabilité de porter mémoire de ces vies une seconde imaginées.