Mircea Cantor – « More Cheeks Than Slaps »

Le Crédac a déménagé à un jet de pierre de son ancien emplacement pour rejoindre le dernier étage du bâtiment dit « américain » de la Manufacture des Œillets. Il accueille pour cette exposition inaugurale un soloshow de Mircea Cantor. Une rentrée en douceur.

L’élégance du bâti et la clarté des espaces feraient presqu’oublier la mémoire ouvrière du lieu. Le bâtiment « américain », construit entre-deux guerre par deux ingénieurs de l’est de la France pour le compte de la firme United Shoe est représentatif du fonctionnalisme en architecture. Les possibilités offertes par les structures métalliques ont permis de larges baies vitrées ouvrant sur un paysage urbain qui vient vous lécher les yeux et vous baigner le plexus solaire. La fonction, aisée à deviner, était d’assurer les meilleures conditions pour le travail minutieux des ouvrières s’affairant sur des œillets métalliques. De bonnes conditions donc, terreau d’un rendement satisfaisant avant que la mondialisation ne vienne justifier l’abandon de cette activité industrielle en raison d’un coût toujours plus bas, toujours plus loin. Une certaine forme de violence celle du labeur, puis celle de la perte d’emploi.

C’est ici où le choix de Mircea Cantor pour cette exposition inaugurale est le bienvenu. « Aujourd’hui, l’essentiel n’est pas de parler global, mais de parler universel, ce qui est le contraire de global. C’est ce que la globalisation anéantit » confie-t-il à Claire le Restiff, commissaire de l’exposition. Mais ce qu’il y a de bien avec Cantor, c’est que rien ne sera trop évident ni ne viendra entacher à la poésie de son œuvre.
Il y a toujours un mouvement en réaction quand la violence semble avoir atteint des limites inconnues auparavant ou qu’elle s’entiche de formes nouvelles. Une survivance des sentiments comme Aby Warburg parlait d’une survivance des formes, dont celle du mouvement. Et mouvement il y a aussi, celui lent et régulier de tracking happiness (2009) et celui, refusé, de la gifle ; « More cheeks than slaps », – plus de joues que de claques – est le titre choisi pour cette exposition. Il infuse subtilement cette idée de douceur dans un monde où entre tendre la joue gauche et user du coup droit nos contemporains ont souvent vite choisi. Il y a aussi chez nombre d’entre nous, soyons honnêtes, une forme de mise à distance critique vis-à-vis de tout ce qui pourrait passer pour du « bon » sentiment. Comme si personne ne voulait être vu en train de prendre son temps quitte à rester à quai alors que le train des fantômes néo-nietzschéens commençe à prendre de la vitesse, justifiant dans son grand panache de fumée à peu près toutes les écoles du cynisme. Il suffit pourtant de s’arrêter et de mettre à distance le siècle de toutes les idéologies en redevenant l’enfant de I decided not to save the word (2011). Si le ton est léger et rieur, le message est bien contemporain. Il n’est pas dit que cet enfant se mettra en retrait. Après tout, il ne sauvera peut-être pas ce monde mais s’en servira comme terrain de jeu pour en créer un autre. De cette aventure, il n’en fera pas la publicité ni n’élaborera de stratégie marketing.

Réfléchir en dehors du cadre donc, commencer par balayer et faire le vide. Dans tracking happiness (2009), de jeunes vestales drapées de blanc forment, dans une lente chorégraphie, une ronde. De ce mouvement universel, reliant les temps entre eux, nous n’avons pas vu la formation et nous n’assisterons pas à la dissolution. La scène est sereine. Baignée d’une lumière blanche, elle en devient atemporelle, presque cosmique. Dans un mouvement régulier, chacune de ces jeunes femmes s’emploie à effacer les traces laissées par celle qui la précède. Heureux celui qui oublie ? A moins qu’il ne s’agisse de trouver sa place sans que cela implique de nier la présence de l’autre…

Habité par cette « nécessité d’incertitude », Mircea Cantor ne vient pas se poser en donneur de leçon. Ses pièces, ici ou dans ses précédentes expositions, sont comme ces œillets métalliques, un élément discret mais essentiel à l’ensemble. L’œillet est aussi un petit œil et il nous permet de regarder par le bout de la lorgnette vers ce que nous sommes aujourd’hui. Filons la métaphore métallique et rejoignons Fishing Fly (2011), une sculpture imposante reproduisant un avion de chasse à partir d’anciens barils de pétrole. A première vue, elle rappelle ces jouets faits à partir de cannettes en aluminium usagées comme on en trouve beaucoup en Afrique subsaharienne. Un artisanat du quotidien auquel Mircea Cantor se montre toujours sensible, souvenons-nous des portes en bois sculptés ou des motifs détournés des tapis traditionnels roumains comme sources de son inspiration. Ce recyclage nous renvoie vers cette notion de boucle, d’éternel recommencement et moque sans doute au passage notre inconscience feinte ou notre bêtise crasse face à la finitude des énergies fossiles. Le recyclage de leurs contenants traditionnels pointe aussi une autre réalité de ces marchés, les liens forts entre les régions pétrolifères et les lieux de conflits dont cet avion devient l’imposante synecdoque.

Dans l’entrelacement des motifs traditionnels des portes sculptées du nord de la Roumanie, Mircea Cantor décelait une image, celle des échelles d’A.D.N.. Survivance des formes à nouveau, même lorsqu’elles sont invisibles à l’œil nu. Son œuvre participe alors du même désir d’universalité qui poussait Brancusi à élever une colonne vers l’infini. Cantor tourne aussi son regard vers le ciel et nous offre un arc-en-ciel (Rainbow, 2011) peint sur un large pan de verre. Il utilise les 7 couleurs fondamentales – 7, le chiffre fétiche de l’artiste – et, par la répétition de son empreinte digitale, crée un motif de fil de fer barbelé.

Il n’a pas pour volonté de donner à son travail le poids du symbole ou l’hermétisme du mystère. Il s’essaie à trouver le difficile équilibre entre force et simplicité pour offrir, au plus grand nombre, des pistes ; L’envie de mettre sa pupille en face de l’œillet et découvrir que « Parmi les choses répandues au hasard, le plus beau : le cosmos. L’harmonie invisible plus belle que le visible. Nature aime à se cacher » (fragments d’Héraclite cités par Jean-Christophe Bailly in Le visible et le caché, Paris, Le Promeneur, 2009). « Nature aime à se cacher »… Mircea aussi mais il n’a jamais dit qu’il voulait jouer seul.