Mohamed Rachdi, la ville à travers les mots

Comme presque partout dans le monde le confinement dû au covid-19 a contraint les habitants de Casablanca (Maroc) à restreindre leurs activités à partir du 20 mars 2020. Le H2/61.26 (www.h2-art.com), espace d’art et culture au cœur de la mégapole marocaine, créé et animé par l’artiste Mohamed Rachdi, a été contraint de suspendre ses actions tournées vers le public ; les activités créatives personnelles du résidant ont pu prendre un nouvel essor. Ce fut pour lui l’occasion de développer une série d’images photographiques qu’il inscrit dans un cadre intitulé Nafida, (mot arabe pour dire fenêtre) et où les artistes sont invités à développer chacun sa propre vision de la ville de Casablanca.

Chaque production photographique réalisée par Mohamed Rachdi est élaborée de la même manière : un mot court est disposé sur une vitre qui laisse apercevoir une large vue de la ville de Casablanca à différentes heures de la journée. L’artiste précise qu’il ne s’agit pas à proprement parler de fenêtre mais des parois vitrées surélevant le garde-corps des terrasses. Il considère que « ces inscriptions de mots sur les parois vitrées sont de mini-installations réalisées aisément par simple vaporisation de produit lave vitres », ce sont des créations éphémères dont la pérennité est assurée uniquement par la prise de vue. Les mots choisis, organisés à partir d’une panoplie de lettres de diverses couleurs provenant d’un jeu alphabétique pour enfants, sont photographiés pour être immédiatement partagés sur les réseaux sociaux.

Depuis le local H2/61.26 situé dans les derniers étages de l’un des plus hauts bâtiments de Casablanca la vue sur la ville est à quasi 360° mais le choix de Mohamed Rachdi s’est porté sur quelques points de vue et notamment celui ayant comme horizon le port et la mer. Cette nouvelle approche centrée sur le mot se détachant sur un fond urbain s’inscrit parfaitement dans la continuité d’un projet qu’il développe depuis une dizaine d’années sous l’intitulé Le Laboratoire de la Bibliothèque de Majnoun. Cette série partagée sur le réseau Facebook pourrait très bien à l’avenir être proposée au public sous d’autres formes. Elle rencontre, à mon sens, une des problématiques récurrentes de l’art contemporain, celle de l’écran. C’est autour de l’approche de cette notion que je voudrais placer ce court texte.

Dans beaucoup de créations plastiques contemporaines, aussi bien picturales que photographiques, l’écran est le lieu qui permet l’installation d’une image à la fois concrète et ouverte sur la fiction. C’est un espace propre à recevoir toutes sortes de figures. Devant les créations de Mohamed Rachdi les regardeurs ne manquent pas de s’interroger sur ce lieu-écran que vient occuper quelques lettres regroupées. Sur une vitre sans bord celles-ci forment un mot, un seul, qui prend place à la fois dans l’espace infini du paysage et dans le milieu où se tient le corps de l’auteur photographe, celui-ci anticipant bien sûr la place du regardeur. Ces photographies réunies constituent un ensemble. Pourtant chacune des images réalisées présente chacune un intérêt singulier. L’ensemble constitue bien une somme mais ce tout reste ouvert. Les vues de la ville sont toujours semblables est toujours différentes. Les lettres relief appartiennent au même alphabet mais suffisent à proposer une infinie variété de mots. Seule différence structurelle de ces images : certains mots sont sombres à contre-jour du paysage lumineux tandis que d’autres bénéficient d’un éclairage qui les fait s’intégrer partiellement l’arrière-plan choisi. Chacun des mots semble affirmer quelque chose sans pour autant clore les possibilités de sens associés.

Le fait d’organiser les lettres sur une paroi transparente verticale constitue justement l’écran, en insistant sur la verticalité à travers laquelle on perçoit la profondeur du paysage citadin en perspective horizontale. Cette verticalité est encore plus lisible lors de l’éclairage des lettres depuis l’intérieur, ce qui marque leur légère épaisseur donc leur existence physique, matérialité exacerbée parfois par une ombre portée du mot sur le muret servant de socle à la vitre.

Depuis sa position élevée (11e étage) les vues aériennes sur Casablanca semblent à la fois assez semblables et aussi foncièrement différentes : on remarque plusieurs cadrages et surtout différents moments du lever du jour jusqu’à la nuit. Mohamed Rachdi choisit les vues des constructions urbaines à travers les écrans vitrés mais aussi les instants-lumières avant d’installer ses lettres et de déclencher l’appareil photo. La photographie va garder mémoire d’un instant de vie.

Il est possible d’installer les lettres-mots sur toutes sortes de vitres transparentes, mais le choix de Mohamed est déterminé par le lieu à partir duquel il peut embrasser une large partie de la ville de Casablanca et au-delà puisque l’horizon est constitué réellement et imaginairement par la mer. En bon regardeur (on pourrait cette fois dire aussi regard d’heures ; certaines vues donnent d’ailleurs sur la fameuse Tours de l’horloge pointant le ciel du quartier administratif) il sélectionne le moment propice. L’image saisie réunit les espaces vus mais aussi rêvés : l’espace de la ville avec la mer au loin comme promesse de potentiels voyages et celui de l’ouverture de la signification à partir des différents mots indices du monde de la pensée. Les mots choisis par l’artiste sont personnels, jamais savants, suffisamment polysémiques pour favoriser de multiples liens entre les regardeurs et l’auteur. La perspective urbaine est accompagnée d’une suggestion majuscule : AMOUR, DESIR, MORT, NATURE, TFOU, TRACE, RAGE, CIMENT, POUTRE, PUNIR, SQUARE, JARDIN, VOIR, ARGENT, MUR, COIN, TOURS, RUE, PORTE, POTEAU.

Si la vitre constitue bien l’écran de visualisation elle ne vient pas faire obstacle pour les arrière-fonds comme peuvent l’être les supports opaques (papiers, toiles, murs) pour les peintres. Le mot posé ne clôt pas non plus le paysage, il ouvre la pensée pour une projection mentale du spectateur à partir de sa psychologie personnelle et de sa culture. Dans cette configuration décontextualisée le mot représente bien plus que lui-même. Si les lettres sont des éléments réels, on en veut pour preuve que parfois ils portent ombres, les mots qu’elles forment ne constituent pas par eux-mêmes des écrans. Bien au contraire il y a lieu de dépasser leur illusoire signification première pour accéder à leur portée symbolique. Leur objectivité constituée appelle à une traversée dans laquelle l’apparente absence de subjectivité de l’auteur laisse le regardeur libre de s’engager vers des significations personnelles.

Du fait de leur épaisseur (accentuée par le gaufrage de leur surface qui accroche la lumière), ces mots existent en tant qu’objet physique ; ils constituent autant d’éléments attractifs. Ils font image pour prendre place dans une autre image. Dès lors l’œil est incité à passer d’une image à l’autre sans qu’il y ait confusion. La vitre qui ne se voit presque pas, seuls quelques reflets rappellent son existence, est bien le lieu où l’image textuelle prend lieu.

Ce dispositif peut faire écho à un autre aspect de son travail, pictural cette fois-ci, qu’il avait réalisé en 2016 à l’espace Dar El Kitab à Casablanca en recouvrant de mots à l’aide de pochoirs la totalité des murs. La légère variation du blanc satiné des mots sur le blanc mat des murs fait vivre les mots Ce qui renvoie aussi à cet autre territoire que Mohamed Rachdi explore l’artiste : les écrans de smartphones, de tablettes de lecture ou autres ordinateurs, à travers les multiples publications qu’il opère sur les réseaux sociaux, où les mots apparaissent et disparaissent sans cesse.

Le mot posé sur l’écran transparent constitue une image-autre, avec un « coefficient interprétatif » propre à beaucoup d’images iconiques. La portée signifiante du mot est laissée libre au spectateur en fonction de sa culture et sa subjectivité. Connaître les significations qui ont pu être celles de Mohamed Rachdi importe moins que de donner libre cours chacun à nos propres projections. C’est d’ailleurs ainsi que réagissent les visiteurs virtuels dont on peut comprendre dans les commentaires sur la page de Facebook où, comme disent les psychanalystes, ils associent librement. Chacun de ces mots solitaires deviennent à leur tour autant de lieux écrans de projection mentale. L’approche personnelle et culturelle du mot concentre l’intérêt par-delà le paysage de la ville pourtant lui aussi riche d’histoire et de cultures diverses. Sur cet écran doublement chargé chacun se fait son cinéma. La vitre-écran devient le lieu de l’accroche qui va permettre par-delà les mots lus une possible ouverture vers quelques transferts, transports, translations.

On constate plusieurs types d’arrêts dans chacune de ces images : la photographie fige l’instant du paysage avec sa lumière et le mot marque une pause, une halte, une stase pour un autre départ vers une autre voie.

Ne pas oublier que ces installations ont été créées pendant le confinement. Le mot et la vitre écran concrétisent la séparation et la protection entre le lieu d’habitation et le vaste monde à la fois attirant et, en ces temps de pandémie, potentiellement inquiétant. Ces protections transparentes ne sont pas sans rappeler les écrans de plexiglas qui servent à protéger clients et commerçants en ces temps troublés. Ici aussi la vitre est une surface d’arrêt qui, sans rien masquer, protège le lieu de vie sujet d’un monde enchanteur mais menaçant. Chaque mot sert d’embrayant pour une relation ouverte avec les amis lecteurs par-delà les barrières et frontières que les circonstances sanitaires ont imposées. En témoignant esthétiquement de l’esprit du lieu et des ouvertures potentielles du langage ces écrans affirment que l’espoir reste.