Bruno Boudjelal, Mon cousin Jacques. Mon histoire est ici
La Capsule, Centre culturel André Malraux
10 avenue Francis de Pressensé, 93 350 Le Bourget
Exposition 11 mars au 31 mai 2025.

« Mon cousin Jacques » est le premier chapitre du projet « Mon histoire est ici ». Après une dizaine d’années d’exploration et de témoignages visuels de voyages sur les traces de ses origines paternelles en Algérie1 et ailleurs, Bruno Boudjelal questionne les liens qui l’attachent au territoire de la Seine-Saint-Denis. En 2016, une photographie du « cousin Jacques », avec qui, adolescent, il faisait le samedi de longues promenades suivies de séances au cinéma l’Aviatic, relance la quête d’identité en mode de vie des lieux où il a vécu. Toutes les photographies de son cousin ayant été détruites, Bruno Boudjelal entreprend alors de parcourir à pied la Seine-Saint-Denis et d’en photographier les sensibilités en hommage à son cousin. L’exposition restitue la résidence à La Capsule depuis 2021. 

En entrant dans les salles d’exposition, au rez-de-chaussée, puis à l’étage, on ne sait par où commencer – ni par où finir –. La mosaïque de photographies de différentes tailles, collées aux murs, épousant les coins et l’escalier, sans solution de continuité, happe le regard, l’arrête, l’entraine dans tous les sens, ouvre des bifurcations et des retours. D’un coup, nous aussi, qui venons d’ailleurs, sommes, un moment, d’ici, pleinement d’ici, dans les paysages, les rencontres, l’air même que l’on respire… avec tous ces regards, aux yeux ouverts ou aux yeux fermés, qui accueillent, murmurent dans le silence de l’image mille histoires du quotidien ou de la mémoire, avec ces « belles amies » qui appellent à imaginer des histoires de vies passées. Paysages, portraits en situation, photographies encadrées au milieu des murs d’images, rythment l’ensemble, éveillent les sens du visiteur au grain, aux flous, aux focalisations plus au moins décadrées, dans un monde silencieux qui bruit de conversations, de musiques spéculées derrière les fenêtres des immeubles, des sons éteints de la rue.

Vue de l’exposition

Elles et ils s’appellent Magali, Hamid, Nejma, Abraham, Ronak, Freddy, Bechaïa, Moulay… ou simplement les « belles amies », images des portraits de femmes sur les pierres tombales que le cousin Jacques photographiait en marchant dans les cimetières, belles inconnues qui illuminaient son cœur et ses promenades. Prenant le soleil ou l’ombre d’un porche ou d’un mur, de nuit et de jour, dans la suspension de l’image, hommes et femmes aux multiples accents s’ébruitent dans l’imaginaire du visiteur, toute une diversité de rencontres, de mots et de conversations, de langues qui, dans l’altérité des sonorités, disent ensemble : « je suis d’ici », « par nos différences, nous participons à ton identité ».

Il y a les portraits d’inconnus, dont le visiteur ne partagera le nom ou l’histoire que dans les micro-récits qu’il s’en fait ; les portraits de la familiarité urbaine et quotidienne, étranges quelquefois, que seuls peuvent goûter dans l’immédiat l’habitant, le voisin ou le marcheur du hasard ; les portraits de ceux qui vivent la rue sans protection ni ressources attendent l’heure d’un hébergement aléatoire en chambre d’hôtel, ceux à qui la photographie témoigne d’un moment partagé d’attention. En noir et blanc ou en couleur, de différentes tailles, aux traits imprécis ou affirmés, en buste ou en pied, cadrés serrés ou en gros plan sur un détail du visage, elles et ils scrutant le visiteur ou restent en retrait. Toutes et tous, elles et ils s’ouvrent à la fiction vraie de récits de vie à convoquer.

Et puis, il y a les souvenirs qui remontent, cité Gaston Roulaud, l’immeuble de Marie-Rose, l’amie perdue du cousin Jacques, parce qu’elle était trop ceci ou trop cela ; la maison du cousin Jacques au Bourget ; le père, la famille ; les mémoires de la ville en temps d’émotion, Constance et René rêvant le ciel des voyages antérieurs dans le parc près de l’aéroport ; la statue de la Vierge de l’église Saint-Nicolas du Bourget, le mystère du cousin qui se revendiquait athée.

Ronak / Cité de la noue / 93170 BAGNOLET / Bruno Boudjelal © Agence VU
Bruno Boudjelal © Agence VU
Bruno Boudjelal © Agence VU

Dans les murs d’images, l’œil du visiteur, enveloppé de mille regards autres, pénétré de gestes, d’attitudes, de poses, familiers ou indéchiffrables, s’arrête sur un lieu photographié en noir et blanc, un bâtiment ou un paysage aux couleurs fondues ou saturées, une construction ou un visage noyés en monochromes. Des lieux que le visiteur ne reconnait pas immédiatement, qu’il cherche à deviner dans la mémoire des actualités, dans les formes et les espaces d’une visée sensible, presque instinctive, se jouant de la précision descriptive, du cadrage et de l’objectivité focale ; des paysages de la misère, de la violence quotidienne et de la vie, de la révolte taguée sur les murs, grands ensembles de l’architecture brutaliste, un temps symbole du confort moderne et de l’hygiène opposé au dénuement et à l’insalubrité du bidonville de la Campa, puis image et réalité stigmatisées de la ghettoïsation des « quartiers », de la drogue, des émeutes comme de la résilience silencieuse. Les rues, les places, les parcs sont histoire de nos sociétés, des tensions qui les secouent, des exclusions et des expériences d’intégration et de création, lieux fermés sur eux-mêmes et sur l’extérieur ou lieux ouverts qui transpirent des décolonisations, de l’immigration de la violence ou de l’économie, du départ sans retour en quête d’un travail décent et d’une vie de famille apaisée. 

Imprégnés de la mémoire et des promenades du photographe comme des photographies disparues de son cousin, les lieux d’histoires multiples, partagées, métissées, les lieux de mémoires mêlées, brassées aux accents de proximité et d’altérité, constituent avec les visages muets des photographies, un journal intime de la banlieue, un roman vrai en diffraction simultanée des instants du quotidien présent et passé. Pour qui n’est pas d’ici, pour le visiteur, le paysage prend peu à peu continuité et complicité tacite avec ceux qui l’habitent, avec ceux qui passent, affirmés ou invisibles.

Dans le parcours des murs, du plancher au plafond, d’autres images de lieux, en réitération dans les promenades de Bruno Boudjelal et de son cousin, éclipsent un temps l’intimité de la construction collective de l’identité, entretiennent des mémoires et des chronologies complexes où se mêlent les échelles de temps et d’espace : « Il ne faut jamais oublier ce qui s’est passé ici », l’architecture rationnelle et moderniste en noir et blanc de la Cité de la Muette à Drancy, la gare de Bobigny, en monochrome rouge, camp de transit et porte d’entrée vers Auschwitz-Birkenau. 

Puis le regard, dans la narration qu’il construit, s’attache de nouveau aux portraits qui encadrent les espaces de la banalité du quotidien, du presque rien, des histoires de proches, de voisins, de familles, de pères, de mères et d’aïeuls nés ici ou venus s’y installer et qui y ont fait leur vie. 

L’errance photographique au hasard de la quête sensible, la poétique des images en fragments, en coexistence d’instants croisent récit intime et documentaire, faisant de la mixité une unité. L’identité ne peut-elle alors se construire dans le présent que par le dialogue visuel de l’altérité ?

  1. Algérie, clos comme on ferme un livre ?, Marseille, Le Bec en l’air, 2015, Prix Nadar des Gens d’images 2015. ↩︎