« Monolithes, le titre de l’exposition – un dialogue d’œuvres inédites et de plusieurs séries de Juliette Agnel, Taharqa et la nuit, La Lune Noire, La Grande Montagne, Porte -, convoque au voyage et au récit de la traversée invisible des profondeurs et des temps, habités ou non. S’imposent, fugaces et insistantes, les images de 2001, l’Odyssée de l’espace ou du Voyage au centre de la Terre.
«
Expérience des dimensions et de la perception de l’inconnu, le voyage commence dans l’antre de la terre, la géode de Pulpí, une cavité oubliée d’une ancienne mine de plomb et fer de la Sierra del Aguilón (province d’Almeria). Là, les cristaux transparents de sélénite, une variété de gypse, s’irisent de la lumière interne de la terre. Sur les trois photographies, de grande taille (Sans titre, 60 x 80 cm), l’échelle s’absente ; le cadrage et la composition fondent le temps et l’espace dans l’indétermination d’un chaos antéhumain, l’archive d’une mer disparue et de temps géologiques de la dissolution et de la précipitation cristallines. De l’obscurité tellurique ou de la clarté cristalline, devant la porte dissimulée d’un inconnu, d’un lieu primordial peut-être habité d’une mythologie des origines, la mémoire rocheuse de déesses antiques engage le regard et l’esprit méditatifs dans une dimension cosmique, ce qui unit le bas et le haut, la terre et le ciel nocturne, étoilé et lunaire.
De la profondeur de la grotte, celle où jamais les hommes n’ont vécu aux nodules isolés (Silex, 25 x 31 cm, 2022) se nouent de multiples histoires. Huit délicats portraits en noir et blanc, dont les nuances de gris, la subtilité des lumières et des ombres caressent et soulignent la familière étrangeté des formes, ouvrent à l’imaginaire complexe et polysémique de la matière première avant l’outil, des cailloux aux configurations curieuses ramassés lors d’un cheminement qu’on éclate pour le plaisir instantané et sans suite d’une étincelle, qu’on expose pour les subtils ou les fermes contrastes colorés du cortex et du cœur aux éclats taillés qui s’alignent dans les vitrines des musées et peuplent nos récits de fondation ou qu’on enkyste dans les constructions. Dans les photographies de silex de Juliette Agnel, à la fois portraits et natures mortes, voire vanités à l’échelle de l’histoire de l’homme dans le cosmos, le nucleus originel détaché de tout contexte, brut et tout en nuances, dans les rondeurs et les arêtes du temps accumulé, est représentation d’un entre-deux, mémoire objectale, en durées géologiques, des accidents siliceux dans la gangue crayeuse et condensation de mémoires futures.
Faite image, la matière déploie ainsi les liens de l’unique au tout, en fusion de la réalité et de la fiction. De la série Les Nocturnes, les paysages de La Grande Montagne (66 x 100 cm, 2018) – Alpes suisses et françaises – et de La lune noire (66 x 100 cm, 2018) – Maroc – basculent et amalgament en heures incertaines les transparences étranges et confondues du jour et de la profondeur nocturne, des être-là en solitude bruissante d’une terre inhabitée et d’une profondeur stellaire qui se répondent en un jeu des possibles impossibles. Dans la fragilité dérangeante d’un silence immobile animé du frémissement des étoiles et des planètes dû à la longueur de la pose, les strates du temps et celles de l’image se confondent, respiration du monde et respiration intérieure. À la frontière du regard et du rêve, l’image se pare de doute.
La familière étrangeté des paysages, comme du caillou ramassé au bord du chemin, inquiète la vision, infiltre ce qu’ils ne donnent pas à voir, la recherche et l’approche de leur part d’invisible, d’inaccessible, ce qui unit le surgissement du minéral et la surrection des formes, la genèse et la mort des planètes et des étoiles, le tangible et l’infini. L’homme, en quête de présence, y est parcelle infime. Les grandes photographies, composées en superposition des terres et des ciels (La Lune Noire #1, 2018) ou tirées dans l’alternance et la confrontation de positifs et de négatifs des icebergs (Porte III et IV, 2018), révèlent le regard à sa propre précarité, se suspendent à l’imaginaire de l’au-delà du paysage dans l’indéterminé temporel d’un monde du rêve. Les chenaux entre les icebergs s’imposent comme autant de portes, uniques et semblables, défendant ou ouvrant les murs de glace de mondes ignorés, et peut-être protégés ou secrets, des mondes faits des mystères de la lumière et des ténèbres, extérieurs et intérieurs, ni tout à fait réels, ni tout à fait fictionnels. De l’énergie immobile des paysages de glace, des brèches ouvertes comme autant de passages vers l’inconnu, dérivent d’autres incertitudes, d’autres précarités, la menace de la disparition dans le temps court de l’homme.
Avec le monolithe de D’mina (Menhir de D’mina #2, 60 x 80 cm, 2022), qui, au pluriel, donne le titre de l’exposition, les strates de la surface photographique et les strates temporelles du paysage se répondent. Le dispositif, la double projection d’un rythme circadien sur deux photographies du menhir, jour sur jour et nuit sur nuit, compose une immobilité spatio-temporelle autre de la roche levée, immergeant le visiteur autant dans le questionnement de l’ambiguïté entre l’image fixe et l’image animée, des forces telluriques qu’elle saisit et des durées qu’elle agrège que dans la pluralité des possibles du temps de son regard. L’image duelle du menhir est ainsi passage, dans les deux sens, entre la géologie et l’archéologie, la poursuite du voyage mystique d’invention du ciel et de la terre. Comme dans les montagnes et les grottes souterraines, comme sur la mer gelée, il y a l’attente de la pénombre et la photographie qui la transcende, une quête de signification des mondes qui traversent le temps, perdurent et disparaissent à notre compréhension.
Les paysages habités de Juliette Agnel s’ouvrent à d’autres mystiques qui convoquent pareillement la terre et le cosmos. En Nubie, les photographies recomposées nous entraînent, dans des moments de silence contemplatifs, à d’autres détours, à d’autres expériences du regard, en terre d’étrangeté dans le temps du désert habité d’histoire. Le Soudan est aujourd’hui d’une autre actualité, et l’image des traces, des signes, des indices des sociétés anciennes, qu’ils proviennent des souverains du royaume de Napata du VIIe siècle avant notre ère ou des cheikhs du XVIIe siècle, excite l’imaginaire. Les photographies rappellent que l’histoire, discours à prétention de vérité, se nourrit aussi de fiction.
En traitant les colonnes d’Hathor du temple de Mout, les pyramides des nécropoles royales de Méroé et les mausolées soufis de Dongola, dans l’infini de la nuit stellaire qui les individualise et les rapproche, Juliette Agnel parcourt les siècles ; elle fait de Taharqa, le roi de Kush, le pharaon noir de la XXVe dynastie, « manifestation du Soleil », du jebel Barkal, « la montagne pure » de grès, qui se dresse dans le désert, et des qubba islamiques, la recherche et l’évocation du mystère comme des mythes et des légendes qui lient la terre et la lune noire, le monde souterrain et les croyances à un au-delà, à l’univers où naissent et vivent les étoiles et peut-être d’autres mondes.
La photographie en intercession, en médiation de l’irruption des passés dans le présent de l’image, des décalages temporels d’un temps du rêve entre le sol et le ciel, participe tout à la fois à l’expression de l’altérité radicale de la géologie et des sociétés, au déchiffrement et au partage d’une spiritualité et d’une mémoire communes. Elle est accès à l’immense énigmatique comme aux portes intérieures.