Morgane Tschiember Taboo

Morgane Tschiember envisage l’exposition Taboo comme un mouvement « de la physique à la métaphysique » 1. La dimension physique de son travail est omniprésente, tant dans l’effort du corps engagé avec la matière que dans l’intérêt porté aux propriétés des matériaux. Béton carton, verre, terre, les éléments sont toujours là, souvent présents sous diverses formes. Ainsi le sable de Pow(d)er, pièce gigantesque installée dans la cour du musée, devient sous une autre forme le verre des Bubbles, à moins que cela ne soit l’inverse et que le chemin aille du verre soufflé rose et sensuel à son état sablonneux premier, fragmenté, pauvre et brun.

Offert aux vents qui le dispersent malgré la colle qui le fixe partiellement à sa structure, le sable révèle sa précarité comme le verre des Bubbles épousant les formes de béton et la structure de métal qui le porte suggère sa chute dans le mouvement organique de ses formes arrondies. Les Shibari comme Blast, withe bones montre la céramique torturée par les cordes qui la suspendent puis dépecée dans un four matriciel. Morgane Tschiember explore les limites de chaque matériau. Le taboo qui donne son titre à cette exposition serait peut-être l’interdit qui frappe l’extrémité physique de la matière. L’artiste teste sans cesse cette limite pour tenter de la franchir, aller au-delà de ce qui est prescrit.

Ainsi deux installations intitulées Rash, présentent des volumes de bétons aux contours irréguliers faisant trace de leur moule de carton. L’artiste a réalisé des moules en carton aux formes géométriques dans lesquels elle a ensuite coulé du béton. Le carton a cédé sous le poids de cette boue aqueuse, emportant la géométrie de sa forme vers la naissance d’un volume difforme. Là encore il y a une règle qui est transgressée, il y a un geste qui tord un matériau au profit du hasard. Si « le faux est un moment du vrai », comme l’affirme Hegel quant à la manifestation de l’Esprit, alors c’est la dérive technique de l’artiste à l’atelier qui permet la naissance de l’œuvre.

Morgane Tschiember apprend sans cesse de nouvelles techniques comme la céramique à laquelle elle s’initie lors d’une résidence à Nove en Italie. Cette découverte s’accompagne d’une réappropriation, d’un détournement. De l’artisanat vers l’art Tschiember passe la frontière. Les Shibari relève d’un autre contournement. Art de la torture dans le Japon ancien, le Shibari devient au XIX°siècle celui de la contrainte amoureuse. Aux captives ficelées immortalisées par les photographies de Nabuyoshi Araki, Morgane Tschiember leur substitue des corps de céramiques. Chair nouvelle, la terre cuite est déformée par les cordes.

On note l’importance du contact entre les matières qui parcourt les œuvres choisies. Il y a le carton contre le béton dans Rash, le verre soufflé qui enlace le béton des Bubble, l’huile et l’eau qui s’épousent pour Rolls, la céramique recouverte de l’empreinte granuleuse du polystyrène dans une œuvre du même nom. Qu’en est-il du moule, du socle, du support, de la surface pour Morgane Tschiember qui a partagé autrefois l’atelier d’Olivier Mosset ? Taboo se joue de cette histoire et de notre regard. Voici que le béton repose sur la mousse, le socle est devenu plus léger que ce qu’il porte. Parmi les salles des collections permanentes du musée dolois, de petites sculptures de l’artiste ont été habilement placées par Morgane Tschiember et Amélie Lavin, commissaire de l’exposition, aux côtés de pièces tardives de Rodin, tendues vers l’abstraction.

Une belle édition, aux impressions roses et noir, que l’on peut considérer comme une pièce à part entière du parcours, mentionne « l’œuvre au noir » des alchimistes définie comme étant « la phase de séparation et de dissolution de la substance » . La pratique de Morgane Tschiember nous apparaît alors comme un passage entre la réalité physique du monde et un possible ordre métaphysique. Non qu’on puisse affirmer que Morgane Tschiember dans Taboo nous interroge sur Dieu, le monde ou la liberté, objets de la métaphysique kantienne, mais l’artiste perçoit son œuvre comme « un système de navigation parmi les signes ». Le signe est le vecteur du sens, or donner du sens aux phénomènes qui composent le réel est un geste qui va au-delà de la physique et peut à ce titre être affilié à une ambition métaphysique. L’exposition est une narration éclatée où chaque élément fait écho à un autre.

Aux prémisses de Taboo, se tient une sculpture représentant Lesbie. La jeune femme tient dans son girond le passereau auquel s’identifiait le poète Catulle dans ses poèmes. Cette sculpture réalisée en 1832 par François Lanno, Morgane Tschiember a choisie de la laisser enserrée dans la cage de bois qui permet son transport. De ce corps féminin enfermé aux Shibari, il n’y a que quelques pièces. De même, le passereau de Lesbie mort depuis des siècles n’est-il pas ce corps de marbre d’où émane le chant des oiseaux oubliés, enregistrés par l’anthropologue Jim Fossett, qui se font entendre dans l’espace muséal ? Morgane Tschiember cite dans son œuvre imprimée Roland Barthes : « le signe est une fracture qui ne s’ouvre jamais que sur le visage d’un autre signe ». Si le signe relève d’un désir de donner du sens au monde, il n’est pas un symbole et ne dévoile pas nécessairement le sens vers lequel il tend. Taboo n’est pas une parabole, ni même un mythe.

1 Entretien avec Morgane Tschiember lors de la présentation de l’exposition Taboo à Dole le 13 mars 2015
2 Hegel, La Phénoménologie de l’esprit
3 Journal de l’exposition Taboo, p 22.
4 Entretien avec Morgane Tschiember lors de la présentation de l’exposition Taboo à Dole le 13 mars 2015
5 Roland Barthes, « L’Empire des signes »