Jusqu’au 31 décembre 2007, l’Espace Louis Vuitton (situé à l’angle des Champs-Elysées et de l’avenue George V, à Paris), accueille à l’occasion de sa nouvelle exposition baptisée « Moscopolis » les œuvres de onze artistes qui ont pour points communs de travailler quasiment tous à Moscou et de s’intéresser à l’identité de cette ville. Des artistes, qui utilisent des moyens d’expression (dessin, peinture, sculpture, photographie, installation…) et des styles très différents, mais se rejoignent souvent, toutefois, par la nature satirique, dérisoire ou provocatrice de leurs approches.
Durant trois semaines, sept d’entre eux ont transformé l’Espace en atelier pour y réaliser in situ les œuvres exposées.
Capitale de la fédération de Russie et plus grande métropole d’Europe (par la superficie), Moscou possède une physionomie particulière. Son histoire, intimement liée à celle du pays, a vu alterner périodes de grandeur et de décadence, de construction et de destruction. Profondément marqué par l’époque soviétique et de massives tours staliniennes, son urbanisme vit aujourd’hui une véritable mutation. Les onze artistes ici sélectionnés, qui s’expriment dans une scénographie faite pour l’essentiel de verrières, de structures métalliques et de bois cérusé, offrent une vision forte de l’art russe.
Les dessins visionnaires de Pavel Pepperstein, inspirés de la transformation de sa ville natale, montrent un Moscou de science-fiction tel qu’il pourrait être dans les années 2300 ou 2400. Une projection fantasmatique qui flotte souvent au-dessus d’une ligne médiane d’horizon. Pepperstein, également auteur de romans policiers, a été en 1987 le fondateur du groupe « Inspection Herméneutique Médicale ». Ses dessins sont souvent accompagnés de textes manuscrits.
La fresque d’Alexeï Kallima dévoile quant à elle le rapport de l’artiste à sa ville d’élection. Kallima, né de parents russes à Grozny, en Tchétchénie, décida de devenir un artiste à l’âge de neuf ans. « J’ai alors écrit une rédaction à l’école, raconte-t-il, disant que je souhaitais devenir un artiste plus tard. Les choses, chez moi, ont été relativement calmes jusqu’à la Pérestroïka. Je suis parti en 1994 quand c’est devenu trop dangereux. Je voulais faire de l’art, pas la guerre. Je me considère simplement comme un artiste à plein temps, et ne souhaite être ni Tchétchène, ni Russe. » Remarqué lors de la première biennale de Moscou en 2005 par une fresque dépeignant un combat au corps à corps entre un soldat russe et un guerrier tchétchène, il couvre ici les murs de sketches brossés d’une encre fluorescente seulement visible sous une lumière ultra-violette. Le plancher est également peint. « C’est mon premier voyage à Paris, et maintenant que j’ai vu le Centre Pompidou je me rends compte que j’aurais pu faire quelque chose de totalement différent, ajoute-t-il. Mon travail porte sur la solitude d’un tout petit homme dans une très grande ville, un endroit où l’homme tente d’être héroïque. »
On connaît Oleg Kulik. (Certains seraient tentés d’écrire hélas ! tant son anticonformisme recèle de conformité. Il choque à heure fixe, selon les solstices du goût dominant.) Sa performance Deep into Russia à Gant, en Belgique, en 2001, lorsqu’il plaça sa tête dans la vulve béante d’une vache. Ses « performances scandaleuses » où il se transforme notamment en chien aboyant et attaquant le public ou en prédicateur lisant des versets bibliques à des carpes, entièrement nu dans un aquarium installé dans la rue. Ici, plus sagement – c’est toujours un peu délicat de déranger le commerce -, il a installé une yourte grandeur nature, structure qui tient à la fois d’habitacle, d’atelier et de lieu d’exposition, dans laquelle (on peut y entrer, s’y installer) est diffusée un road movie (vidéo travelling) de Moscou pris depuis sa bicyclette.
Les peintures de Valery Koshlyakov font renaître les vestiges de la capitale russe. Pour lui, la ville n’est qu’un éternel chantier, toujours en cours, qui ne sera jamais achevé. Une métaphore de la nature infinie, interminable – il faut l’entendre sans doute dans l’espace comme dans la durée – de la Russie. Koshlyakov, qui est né près de Rostov-sur-le-Don, évoque volontiers les « métaphysiques des choses qui ne fonctionnent pas ». Depuis la fin des années quatre-vingts, il est assez connu pour ses paysages urbains et ses fantaisies architecturales. « L’URSS était un pays intéressant. C’est une honte tout ce qui est arrivé depuis la soi-disant “nouvelle révolution”. » (Il parle d’« années de désastre », entendre les années Eltsine, de 1991 à 1999.) « L’art n’a jamais été une priorité à l’époque communiste, mais au moins les artistes pouvaient se débrouiller pour vivre chichement. Désormais, les phénomènes de marchandisation ont fait dégringoler l’art tout en bas de l’échelle des valeurs et il est aujourd’hui quasiment impossible de vivre en artiste, à cause du coût de la vie en Russie. » « Mais il y a parfois des possibilités pour un artiste, poursuit-il. Et si vous êtes un des rares chanceux, vous pouvez vous faire un peu d’argent. »
Les poinçonneurs de la Moscova
Le plus connu de tous ces onze invités sera sans nul doute Alexandre Brodsky, qui est venu à l’art via l’architecture. Durant l’époque soviétique, il fut l’un de ces « architectes de papier », prolifiques, talentueux et visionnaires, mais seulement sur le papier, car il leur fut alors impossible de construire. Il rassemble sur une table de quinze mètres de long une collection d’objets de plâtre, un long fleuve de bouteilles vides et de quérons, évocation des ruines d’une ville fantôme. Dans une perspective inverse, les fragiles constructions en papier de Stanislav Shuripa et la sculpture en polystyrène de Kirill Chelushkin donnent l’image d’un urbanisme moderne et en constante évolution, tandis que la fresque très « funky » de Valery Chtak vient habiter le mur de la coursive. Nourri de l’art de la rue occidental (graffiteurs, tagueurs), Chtak a été à la fois influencé par Jean-Michel Basquiat et par Joseph Beuys. Art de la violence, appel au secours, il ne répugne pas à parler de « merde » pour qualifier sa pratique et à s’exclamer « Tout ce que je dis est un mensonge ». Auto-mutilation et fuite en avant également courues sous nos cieux. La langue de la douleur et de la démagogie est à la fois éternelle et universelle. « J’ai quelques idées sur ce que signifie mon travail. Si vous ne le comprenez pas, c’est votre problème. Ne me le demandez pas. Parce que demain je serai de retour à Moscou, et que le jour suivant, je serai mort. »
Á qui prône une telle éthique du nihilisme, de l’argent rédempteur (« gagnant-gagnant » ou « travailler plus pour gagner plus », ce ne sont que des variantes du sinistre « Enrichissez-vous ! » de Guizot), du « tout est ludique » – « je déteste la réalité, elle m’ennuie », répète inlassablement Chtak – il est permis de préférer les photographies prises sous terre par Olga Chernysheva, l’une des rares ici qui s’intéressent à des sujets « sociaux ». Elle expose une série de photos en noir et blanc en grand format représentant des gardiens et gardiennes du métro moscovite, postés dans des guérites au pied des gigantesques escalators. « Comme une galerie de “héros du travail” transposée dans le monde de l’art », indique le catalogue.
Un effet très particulier résulte de la manière dont la quasi-totalité de ces « poinçonneurs de la Moscova » photographiés regardent vers le haut, du fait de leur position spatiale en contrebas. « Le plus extraordinaire peut être débusqué dans la vie ordinaire », assure Olga Chernysheva, qui avoue aimer les scènes de la vie de tous les jours, dans la tradition du roman russe du XIXème siècle ou du peintre Ilya Repine. À preuve ces portraits géants de ces employés assis à longueur de journée, pour voir s’il n’y a pas d’incident ou d’accident, et par le truchement desquels elle pose la question du visible et de l’invisible. De la transparence ou de l’opacité des êtres. Elle aime Andrei Tarkovsky, cela se voit. (D’ailleurs, un magazine russe a publié ces images sous le titre « les personnes les plus mystiques du métro »…) Nostalgique des années soixante-dix, celles de son enfance, elle essaye de retrouver cette période au travers de son travail. Je la cite : « le monde de l’art peut être très difficile pour un artiste, car aujourd’hui tout n’est que glamour. »
Si le petit film, dû à Ksenia Peretrukhina, qui accueillait le visiteur à l’entrée de l’exposition, possède également une immense qualité (il représente le remake d’une parade telle qu’il y en eut soixante-quinze ans durant sur la Place Rouge), les créations graphiques du collectif d’artistes Iced Architects entraîneront enfin les visiteurs dans l’univers futuriste et utopique d’une mégapole devenue la plus chère du monde, un paradis de milliardaires. Aux facettes démentielles et démesurées.
Un dernier mot, mais l’un va avec l’autre. L’exposition a lieu au dernier étage (le septième) de l’immeuble arts-déco LVMH, et donne accès à une splendide terrasse qui surplombe une partie de Paris et permet une vue panoramique. À la fin de la journée, très peu avant la nuit, le paysage des toits parisiens est parfois d’une beauté pétrifiante. Il y a parfois dans le ciel un dégradé infiniment subtil du bleu se mâtinant de mauve et de rose. Ici et là les ultimes rayons du soleil y dorent tel ou tel ressaut sur l’horizon, tour hertzienne, émetteur, antennes télescopiques ou bien encore le dôme des Invalides qui, vu de cet angle, se trouve exactement dans l’axe d’une tour Montparnasse judicieusement demeurée grisâtre. On redescendra comme on est montés, par un ascenseur standard, mais complètement capitonné de noir, accompagné d’une toujours charmante hôtesse, dans l’obscurité la plus absolue, sur six étages. Démarche délibérée pour créer un « sas » entre la ville et l’espace d’exposition et mettre le spectateur en condition.
Ainsi Moscou s’ouvrira-t-elle à quiconque la désirera entre deux parenthèses.