La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

Mythologie sauvage

Christiane Durand présente pour la première fois des sculptures à la galerie Darthea Speyer. Elle prolonge ainsi son travail pictural tout en se libérant de la prégnance du modèle. Laissant libre cours à son imagination colorée, elle donne naissance à des figures qui évoquent des mythes et des fables avec une liberté amusée.

Christiane Durand a construit une œuvre picturale basée sur la relation entre le peintre et ses modèles. Présences constantes dans ses œuvres, les modèles, amis ou inconnus, ont apporté avec eux des parties de leur imaginaire. Objets, situations ou rêves, ces morceaux d’imaginaire ont permis à Christiane Durand de déployer une infinité de mondes. Chaque tableau ouvrait la porte sur un fragment de l’histoire personnelle du modèle qui le plus souvent était porté par des références culturelles explicites ou implicites. Elle a ainsi parcouru les allées secrètes sinon de l’inconscient de chacun du moins de certaines de ses parties communicables. Importait moins alors la vérité de la référence que la possibilité d’associations diverses qui provoquaient inévitablement chez les spectateurs de nouvelles associations avivées par le jeu radical des couleurs.

Depuis quelque temps, elle a choisi de sortir du tableau pour donner à ses rêves la consistance du volume, à ses formes la matérialité de la chair, à ses couleurs la puissance de l’espace.
Ainsi, libre en quelque sorte de l’attachement à la personnalité du modèle, elle nous livre cette fois les éléments essentiels de son propre imaginaire. Non qu’il fût absent auparavant de ses toiles, mais il devait composer avec les autres. Maintenant, il se dévoile avec une liberté sans attache et c’est à travers les manifestations d’une altérité singulière qu’il prend corps.

En effet, Christiane Durand nous donne à voir ce qui de l’autre vit en elle. Et cet autre a des allures à la fois familières et inattendues, composites et puissantes, celles d’une animalité non pas sauvage, mais qui semble trouver sa source dans le monde de la fable ou du mythe. Pourtant le monde qu’elle nous donne à voir ne relève du fond culturel qui nous est commun que de manière dérivée ou seconde. Ce qu’elle réussit à faire exister, c’est un univers mythologique « privé ». Elle révèle ainsi dans ses agencements de personnages étranges, d’animaux glorifiés, d’associations inattendues, aux couleurs vigoureuses, un des aspects oubliés de la fonction de l’animal dans les formes de la croyance. Escargot tenu en laisse, chien ou cerf totémisé, oiseau avec sandales, éléphant transformé en animal de compagnie, monstre de bande dessinée ou chimère improbable et humaine, le peuple animalier de Christiane Durand semble s’ingénier à déjouer nos attentes tout en les remplissant d’une manière qui finalement nous charme. Elle nous fait plonger dans un système de pensée qui tout en prenant sa source dans la multiplicité des figures de notre imaginaire, le plus ancien y côtoyant le plus actuel, nous conduit à le considérer pour ce qu’il est, un mouvement incessant d’acceptation et de rejet de telle ou telle figure selon que l’on est d’humeur enfantine, sérieuse, enjouée ou mutine, par exemple.
Nous nous demandons parfois ce qu’il en était des formes de la croyance au temps des « vrais » mythes. Il n’en est pas allé autrement que dans l’imagination de Christiane Durand. On se saisissait de l’ancien comme du nouveau et selon les attentes et les enjeux du moment, on décomposait et on recomposait sans fin des figures à la fois suffisamment proches de la norme pour être reconnues et suffisamment distantes pour produire un effet de surprise.

Les mythes ont été créés sur des siècles et nous ne savons plus très bien si nous sommes capables d’en produire de nouveaux. Les sculptures de Christiane Durand nous rappellent que cela reste possible. Pour y parvenir, il faut oser partir de ses fantasmes les plus personnels surtout si l’on veut toucher les autres. Les autres nous ressemblent en ceci qu’ils sont eux aussi pétris de cette culture commune, et pour nous tous les éléments qui hantent notre imaginaire se mêlent dans nos esprits sans que le temps historique ne puisse les ordonner. C’est pourquoi puiser à cette source est infiniment plus riche que de tenter, en vain, de produire des clichés, qui ressemblent, eux toujours, malgré les efforts que l’on fait, à des clichés.

Ainsi, on comprend qu’un travail « figuratif » peut être une manière encore puissante d’explorer le fonctionnement de notre psychisme et que l’art peut, avec la légèreté de l’audace imaginale, nous replonger dans les émotions qui nous poursuivent depuis que nous rêvons.

Jean Louis POITEVIN