Les oeuvres photographiques contemporaines de l’Américaine Nan Goldin et du Japonais Nobuyoshi Araki nous invitent à nous interroger sur leurs et nos visions publics, privés, externes, internes, singulières et universelles.
La double articulation indicielle et iconique de la photographie permet une ouverture au questionnement autant sur l’image en tant que fixation »objective« d’un espace-temps que sur la constitution »subjective« de la mémoire. Si elle n’est pas le double figé, la copie conforme du réel où se situe-elle « L’image que révèle-t-elle » Ce que nous savons déjà « Répond-elle à nos questions où en pose-t-elle d’autres » Jusqu’où peut-elle pénétrer ?
Si on part de l’idée que chaque artiste-photographe procède par choix, à travers une structure personnelle, pour rendre »visible« toutes sortes de réalités vécues et créées nous pouvons dire avec François Soulages »que la photographie est l’interrogation de ces deux mondes (subjectives et objectives)« .
Quand Nan Goldin parle du miroir qu’elle est pour ses amis – »I’ll be your mirror« est le titre de son premier livre, titre en référence à la chanson de Nico du groupe Velvet Underground, musique qu’elle a utilisée aussi lors de sa présentation de »the Ballad of Sexual Dependency« -elle évoque à la fois son dedans et son dehors, l’image extérieure de son entourage et l’image intérieure d’elle-même.
Entre 1971 et 1985, elle réalise un diaporama d’environ 700 diapositives prises dans la vie intime de ses amis et qu’elle projette dans des lieux branchés de New York et de Boston.
Ce travail artistique d’enregistrement de moments particulièrement intimistes de son entourage mélangeant »portraits« isolés et scènes de groupes montrant des pratiques sexuelles homo et hétéro est né d’une profonde nécessité de pouvoir »re-garder« ces instants de désirs voire exorciser par la magie de la révélation photographique les moments de souffrances et de dépendances sexuelles.
Chez Nan Goldin, cette obsession de vouloir »immortaliser« sa vie et ses proches, de vouloir garder, des images qui dans leur « séquentialité » reproduisent des fragments du flux d’expériences vécues dans son milieu a commencé à 18 ans, l’âge qu’avait Barbara sa soeur aînée quand elle s’est suicidée. Ce drame familial, elle l’évoque souvent pour expliquer pourquoi elle s’est consacrée à la photographie. Habitée par une euphorie quotidienne, inspirée par Larry Clark-photographe américain parmi les premiers à explorer systématiquement des séquences biographiques- elle développe par la suite une démarche de journal intime photographique qui lui permet de conserver par l’image un grand nombre de moments de sa vie et de la vie de ses proches.
Quand Barthes parle du corpus que la photo ramène toujours au corps qu’on voit parce qu’elle »reproduit à l’infini ce qui n’a eu lieu qu’une fois : parce qu’elle répète mécaniquement ce qui ne pourra plus jamais se répéter existentiellement« on pense à la démarche de Goldin qui depuis »the ballad of sexual dependency« est fortement marquée par ce rituel de mise en boîte d’images témoins d’un présent déjà passé.
C’est surtout à travers cette structure de présentation (diaporama) qui semble mettre de l’ordre dans le chaos de la vie de Goldin qu’elle réussit à donner une force particulière à chaque image. La cadence du défilement des images et l’accompagnement musical de cette projection participent à l’esthétisation de ces photographies qui, à l’époque« , montrées de façon isolées n’auraient probablement pas toutes eu le statut d’oeuvre d’art.
Avec »The ballad of sexual dependency« titre en hommage à Kurt Weill,son projet est clair : elle met en oeuvre ses photos ; elle les sort de son album de famille élargie pour leur donner une aura artistique.
Elle provoque la confrontation, le choc entre images. Les images se succèdent dans une chronologie personnalisée faisant correspondre des détails d’objets, des regards, des ambiances. La répétition des visages de ses amis lors des projections nous rend complice et nous rapproche d’eux. Proche de la demarche du cinéaste quand elle procède au montage de ses séquences son travail est un veritable »work in progress« dans le sens où chaque projection est différente parce que de nouvelles images sont intégrées. C’est une oeuvre ouverte qui se trace dans le temps, sans limite.
»I photograph directly from my life. These pictures came out of relationships not of observation.« (je photographie directement de ma vie, les photos naissent de la relation non pas de l’observation).Pour faire partie des personnages projetés sur les murs des bars il fallait être proche de Nan Goldin.
Lors d’une interview que j’ai pu faire avec elle en 1988 elle insistait sur l’importance relationnelle de la photographie.
» La photographie c’est ma vie du moins c’était ma vie…Mes photos parlent de sexualité, de relations entre hommes et femmes, de la recherche d’une identité, des homosexuels, et pourquoi il est si difficile d’établir une vraie intimité avec quelqu’un.«
Pour Nan Goldin, la photographie devient un instrument important pour explorer de nouvelles intimités mais aussi, pour montrer, à travers ce microcosme de la bohème postmoderne new-yorkaise les changements de la société américaine dont le puritanisme avait fait naître des rébellions et des réactions extrêmes. Les révoltes, la liberté des moeurs, l’internement à la clinique psychiatrique et le suicide de sa soeur avaient déferlé la chronique locale dans les années 70 et déclenché sa passion pour la photo.
Ces changements dans les structures sociales, ces nouveaux comportements, ces nouvelles relations face à l’autorité, à la famille, à la nation elles ne les captent pas comme un photo-reporter. On ne peut pas dire qu’elle procède par conceptualisation ou démarche documentaire. Ce ne sont pas des reportages sur le milieu gay ou autres ethnies urbaines new-yorkaises. Toutes ses photographies sont marquées par son passage, la présence de son souffle, de son corps dans la vie des autres. Cette authenticité on la sent justement parce que chaque image de Nan Goldin est signée de sa propre vie. Aucune pudeur par rapport à sa propre image, aucune retenue face au mal-être des membres de sa »famille élargie« . Il n’y a ni thèmes tabous, ni hiérarchie esthétique face aux motifs. Tout est fixé sur pellicule sans le moindre maquillage de la réalité. Il n’y a pas de situations qui ne puissent être photographiées : son autoportrait en femme battue, la masturbation de son ami, l’agonie de ses amis malades du sida…
Chez elle on ne peut pas parler comme l’affirme Michaël La Chance »d’aniconicité« de la douleur dans la détresse d’un monde devenu surface, livré aux flux d’images sans contenu …où le sida serait l’effondrement de la surface.
Nan Goldin ne renonce pas à inscrire la maladie de ses amis dans des images particulières qui semblent -du moins c’était la volonté de l’artiste- condenser la douleur, dans un dispositif artistique qui permet de la transcender« .
Les photographies de Cookie défilent comme le film de sa vie : Cookie with Max at my birthday party, 1976, Cookie and Sharon dancing in the back room,1976, Cookie and Millie in the girl’s room at the mudd club, 1979, Cookie at tin pan alley, 1983, Cookie laughing, 1985, Cookie and Vittorio’s wedding, 1986, Cookie with me after I was punched, 1986, Cookie at Vittorio’s casket, September 1989, Cookie being x-rayed, October 1989, Cookie at her casket, November 1989. Encore une fois, Nan Goldin nous impose les personnages de son album, ils deviennent les membres de notre famille élargie. Cookie, c’est Cookie, c’est elle, c’est nous aussi. Les images semblent fixes, mais elles ne le sont pas. La multiplicité leur confère une fluidité, leur fragmentation un mouvement.Plutôt que de réussir à immortaliser des moments vécus elle fait reviver l’image.
Georges Didi-Huberman dans un autre contexte nous dit que :« Devant une image- si récente, si contemporaine soit elle-, le passé en même temps ne cesse jamais de se reconfigurer, puisque cette image ne devient pensable que dans une construction de la mémoire. »
Si c’est toujours vrai que l’oeuvre et la vie de Nan Goldin sont profondément liées, depuis 1996 son style a changé quand elle a commencé à prendre un certain recul avec son auto-biographie. Dans ces photographies plus récentes le rapport à sa vie se traduit dans des photographies plastiquement évoluées mais qui par leur maniérisme perdent en authenticité biographiques.
Si l’oeuvre du photographe japonais Araki est, elle aussi, autobiographique, nous trouvons chez lui, dès le départ, dans toutes ses séries photographiques un certain maniérisme à travers une démarche qui rappelle la figure de style de l’allégorie.
Que nous montre ce photographe qui à partir de son ouvrage « Voyage sentimental » où il décrit « photographiquement » son voyage de noces avec Yoko, son épouse décédée en 1990, n’arrête pas de nous submerger d’images aux motifs qui se répètent à l’infini : nues, femmes bondagées, vues de Tokyo, nature morte « Est-ce que ce ne sont que les objets et sujets que nous identifions en premier lieu » Que cachent ces photographies, principalement en noir et blanc, qui se suivent par séries (Tokyo Diary, Tokyo Lucky Hole, Tokyo Nostalgy, Tokyo nude…) ?
S’il photographie tout le temps et partout,16000 images répertoriées par décennie, avec une frénésie telle que comme si sa vie n’existait qu’à travers sa photographie, Araki, différemment de Nan Goldin, cherche dans les correspondences de motifs très différents les limites entre la vie et la mort, entre le sacré et le profane.
La juxtaposition de ces images de corps bandagés, de structures architecturaux et de fleurs fanées n’est rien d’autre qu’une tentative de nous parler de ses obsessions de la mort en « confrontant systématiquement, comme dans la tradition iconographique, l’organique à l’inorganique. »
Eros et Thanatos marquent et rythment les photographies d’Araki. D’un côté le corps nu désirant et desiré, de l’autre, comme une perpétuelle menace l’omniprésence de la mort derrière l’image »triviale« d’un bouquet de fleur. Dans l’ excessivité de ses gestes son quotidien ressemble à une grande manifestation de sensations vécues dans sa ville Tokyo qu’il aime comparer à l’utérus de la femme.
L’acte de photographier est pour lui semblable à un acte sexuel avec différentes partenaires dans l’espoir de découvrir le monde de l’autre. Paul Ardenne dans « L’image-corps » parle de la quête qui se doit à l’absolu qui se valide par le chiffre en évoquant le catalogo de Don Juan.
Araki compare l’appareil-photo à un phallus, mais sans porter un regard phallocentrique sur les femmes. »il y a un appareil-photo entre l’homme et la femme« . Ce qui revient à dire qu’il y a un va et vient entre le regard de« masculin« et le regard »feminin« .
»Je vous dis quelque chose qui venant de moi peut vous sembler absurde : je ne sais rien de la nature de la femme. Elles sont toutes différentes, chacune a sa fascination et c’est pour cette raison que je les prends en photo. A travers l’objectif photographique, j’essaie d’extraire l’essence des choses, et dans le cas des femmes, ce qu’elles sont réellement, leurs vies quotidiennes, leur sexualité. Comme elles sont toutes différentes, je continue à prendre des photos.«
Araki prétend ne pouvoir prendre en photo que des femmes avec lesquelles une certaine relation s’est établie auparavant, il parle même d’une »aura« qui se construit au fil de la rencontre et que la camera enregistre comme un séismographe.
« Cette aura est toujours visible quand je suis amoureux, mais alors j’ai aussi peur de devenir aveugle ‘photographiquement’ ». (Nobuyoshi Araki, Fotografieren ist Mord, in camera Austria 45/1993, S16
Là encore les mots d’Araki renvoient aux obsessions qu’il entretient avec le relationnel, aux pulsions qui animent sa création et ses peurs face à la mort qui guette chaque instant de plaisir.
« La photographie comme cadavre qui n’est rien d’autre que la trace de la vie achevée dont la mort comme présence de cette trace est aussi absente. » (Nobuyoshi Araki, Fotografieren ist Mord, in camera Austria 45/1993
L’allégorie apparaît aussi à travers l’opposition entre images parfois banales, prises rapidement dans la ville, et les scènes érotiques, imaginées et construites. On pense à cette photo d’un tas de neige partiellement noircie prise le jour après la mort de Yoko comme allégorie de la mort. Ou cette autre photo prise quelques jours plus tard qui montre une femme nue deux doigts dans son sexe et l’index dans son anus (en référence à Yoko) qui lues ensemble montrent qu’Eros et Thanatos dictent le travail photographique d’Araki. Les violations des tabous sexuels dans une culture qui sait séparer à l’extrême le privé et le public réduisent souvent Araki à un provocateur « macho » superficiel.
Cependant, il faut mettre en relation différentes séries pour comprendre l’oeuvre d’Araki.
Il n’y a pas d’agression dans les scènes photographiées, les modèles sont consentantes. Araki s’infiltre parfois symboliquement dans la scène plus comme un témoin, que comme un voyeur. Il installe ainsi une espèce de distanciation accentuée par le caractère »scénarisant« de la situation. On peut être d’accord avec l’analyse de A. Yasuhi qui dit que les photos d’Araki appréhendent une vérité d’un niveau supérieur.
»Autrement dit, en transformant constamment le documentaire en fiction, et la fiction en documentaire, Araki révèle en ‘filigrane’ le mensonge caché dans le documentaire, fait apparaître la ‘vérité’ de la fiction. En ce sens, le reportage n’est autre pour lui qu’un des multiples procédés de la fiction, et cela lui permet d’autre part d’affirmer que toute photo est un documentaire traitant du rapport entre le moi derrière l’objectif, le sujet photographié et celui qui regarde la photo.«
La mise en scène presque cinématographique et la mise en place en séquences dans l’exposition accentuent cette ambiguïté entre le réel et le fictionnel.
Il a y souvent confrontation de photographies banales de fragments du réel et des photographies construites comme les femmes bondagées.
Ces dernières font penser aux photographies surréalistes de la série des « poupées » de Hans Bellmer où le détail de la chair compressée, la fragmentation des membres (allusion à la peur de la castration) deviennent comme le dit Rosalind Krauss « l’expérience de l’espace imaginaire du rêve, du fantasme, de la projection…où tout se combine pour créer à la fois l’aura et la frustration qui font partie de la dimension visuelle de l’imaginaire. »
Philippe De Jonckheere pense aussi que « le bondage est bien plus polysémique que le seul fantasme sexuel qui lui fait de l’ombre. Ici l’on n’attache pas le corps de la femme aux barreaux du lit pour mieux jouir d’elle, mais au contraire on sculpte son corps en lui donnant des formes insolites et par ailleurs codées…. Ou encore que l’épuisement du regard et la médiocrité des photographies de bordels souligne en fait la fatigue frustrante de l’érotomane toujours reconduit aux limites de son imagination.
Non, dans Araki, il faut tout regarder, tout voir, tout ingérer, c’est une oeuvre qui doit s’éprouver, la fatigue en résultant venant corroborer avec celle du regard de son photographe, Nobuyoshi Araki. »
Chez Araki, il y a toujours l’attrait de ‘l’étrangeté’, de l’artifice, même si on voit les visages des femmes, si on imagine une relation entre le photographe et le modèle la scène reste en quelque sorte fictionnelle. Il y a aussi certainement une référence au bondage dans la culture japonaise, mais comme les images ne sont jamais seules, on doit relativiser leur impact et accepter l’humour de l’artiste quand il dit : »le bondage ne sert que comme contraste à l’environnement, aussi par rapport au contraste de l’environnement où seront accrochées mes tirages brillants, c’est à dire au dessus de canapés design de la classe moyenne.«
L’humour et l’autodérision ne sont pas absents de ce travail.
En prenant des photos avec des dates complètement fantaisistes et en les classant ensuite d’après des dates arbitraires, Araki crée un « faux journal » qui est, selon lui, une façon amusante de brouiller les pistes, de rendre les images plus abstraites et de réagir face au quotidien. Naissent ainsi des séries aux correspondances intéressantes entre images posées et instantanées. Son oeuvre oscille entre la quotidienneté et l’intimité entre le public et le privé, entre le vrai et le faux et interroge autant l’acte photographique que la perception et l’interprétation de l’image.
En analysant l’ensemble de l’oeuvre chez ces deux artistes, on constate que malgré la proximité avec le vécu ils réussissent néanmoins à apporter une certaine distance par rapport à leur vie si ce n’est qu’à travers la construction de grilles d’images donc d’un dispositif de présentation qui forme comme un cadre de lecture et d’interprétation critique dans l’entrecroisement entre la photographie et l’art contemporain.
L’oeuvre dont nous parlons est déjà une construction au moment où se présente à nous, une construction qui se nourrit des questionnements que les traces photographiques ont soulevés.