A la cité des arts, l’exposition « Néo-graphie » présente les travaux d’artistes d’origine coréenne et travaillant en Europe, réunis par la commissaire d’exposition SouHyeun Kim autour de la question du territoire et de l’identité.
Territoires : les paysages photographiques blancs de Mi-Hyun Kim où le relief se confond avec le ciel sous la brume des massifs du Huang Shan en Chine, où la neige estompe les masses volumineuses des montages d’Islande.
Territoires : les installations d’Aiyoung Yun où les diodes luminescentes en général utilisées pour les machines électroniques et les ordinateurs forment ici des constellations stellaires.
L’image apparait dans une médiation entre la réalité et l’imaginaire qu’elle suscite : ainsi le territoire n’est-il pas géographique mais « néo-graphique », projection d’une sensation, d’un souvenir, d’une vision sur le monde qui nous entoure.
Dans cette perspective, la question de l’image qui est interrogée par la commissaire d’exposition se révèle non pas dans son pouvoir de dénotation, indice du réel, mais de connotation et de sa kyrielle de symboles, codes culturels et champs de savoirs.
A regarder l’exposition, c’est en effet de l’hybridation des codes culturels dont il retourne pour ces artistes coréens vivant en Europe : Chan-Hyo Bae revêt les costumes des époques médiévales et classiques occidentales ; le visage poudré de blanc, en robe à crinoline, il tient avec nonchalance un éventail coréen. Il-Hwa Hong peint des visages blancs à l’allure mi-humaine, mi-animale ; leurs yeux s’ouvrent tels des billes bleues, noire ou couleur de jade à la façon des personnages de mangas, rappelant le pouvoir de fascination et de modélisation qu’opère l’œil grand ouvert, à l’occidental, sur la jeunesse coréenne.
Les images de ces artistes, dans la quintessence qu’elles tirent de la rencontre entre Orient et Occident, proposent d’une part de nouvelles clés de lecture sur le monde tout autant que dévoilent les ancrages corporels où elles se logent.
Les toiles de Valero Kim arborent des chevelures aux reflets psychédéliques, venant inquiéter par leur présence métonymique, éludant ainsi tout le reste du corps ; les peintures de grand format de Hye-Sook Yoo, par leur texture travaillée rappelant le poil et la chevelure, interrogent les limites du moi ; les images peintes de Jungyeon Min évoquent une carte du tendre contemporaine, organes, réseau veineux et géométrisation de l’espace venant se constituer en paysage corporel. Pour Anghoun No enfin, l’espace du corps se négocie constamment avec celui de l’environnement, les forces extérieures venant jouer avec la dynamique intérieure.
Si l’exposition prend comme départ la notion de territoire, elle nous emmène ici sur un questionnement nodal : comment concevoir le sujet dans un entre-deux entre orient et occident ? Comment le représenter ?
François Jullien, dans Le Nu impossible, oppose la forme – l’eidos de la pensée grecque, structure sur laquelle repose le monde platonicien des Idées, (« succès de l’ontologie. […] l’être est la forme. » (François Jullien, Le Nu impossible, p. 39) – au processus, actualisation constante de l’être, qui est le mode dominant dans la pensée chinoise. La peinture chinoise lui permet d’éclairer ce propos : n’instaurant pas la figure humaine au centre de l’attention, mais lui préférant la subtilité d’un pli de tissu, le léger ploiement d’une tige de bambou. « Elle [la peinture chinoise] peint, non la forme arrêtée, mais le monde accédant à la forme ou revenant à son fonds indifférencié. Elle nous fait remonter à la racine du visible pour rencontrer l’invisible, au lieu de concevoir celui-ci sur un autre plan, et d’une autre nature. » (Le Nu impossible, p. 45. )
Ces œuvres, dans l’héritage lointain de cette conception de l’art, semblent toutefois faire revivre cette problématique au gré de la mondialisation. Elles rendent compte des limitations du sujet, en constant dialogue et redéfinition par rapport à son environnement. Et l’artiste ne cesse de chercher à saisir l’instant où s’amorce le devenir. L’image est infra-mince, passage subtil d’une forme à l’autre, d’un versant à l’autre, comme le ruban de Moebius nous entraîne insensiblement de l’autre côté.
Néanmoins, on se gardera bien de considérer cet échantillon de la production artistique coréenne uniquement dans le sillage du processus permanent de construction du moi ou dans la création de mythologies fortes. Le parti pris de la réalité présente et future vient clôturer l’exposition : les photographies numériques de Sunghee Lee montrent de grands panneaux publicitaires vides, ressemblant ainsi à des écrans de cinéma et pointant le médium physique d’un urbanisme tourné vers la consommation. Les planches de l’architecte Jeonghoon Lee présentent une conception innovante du bâtiment et de l’être-ensemble. Car en Corée, l’architecture se présente comme un vaste chantier de réflexion où tout est encore à faire.
Si une exposition pouvait trouver épilogue, ce serait peut-être celui-ci, rapportant l’ampleur de la diaspora artistique coréenne sous un double effet de nécessité vis-à-vis de la censure politique encore en vigueur dans les années 80 (puis d’une rigueur académique dans l’enseignement par la suite) et de l’attraction que représentent des pôles d’activité et d’histoire comme Paris. Le devenir, semble nous dirent ces artistes coréens, est toujours sous l’emprise d’une tension et tout voyage hors de Corée s’accompagne en même temps du rêve d’artiste d’y habiter encore et encore, enrichi des visions de l’occident.
Heureux qui comme Ulysse…